Cornelius CASTORIADIS, Linstitution Imaginaire de la Société (1975)
Résumé des pp. 11 à 96 (Éditions du Seuil, coll. Esprit , 1975)
PREMIERE PARTIE : MARXISME ET THÉORIE RÉVOLUTIONNAIRE
I. LE MARXISME : BILAN PROVISOIRE
1. LA SITUATION HISTORIQUE DU MARXISME ET LA NOTION DORTHODOXIE
Le marxisme est une référence incontestable pour qui sintéresse aux problèmes de la société. Mais de quoi parle-t-on ? Les visions du marxisme sopposent, et chacune prétend à la vérité unique. Le marxisme ne saurait se réduire au retour à Marx , envisagé comme une exégèse des textes, pouvant être compris indépendamment de la pratique historique et sociale à laquelle ils correspondent. Dire quaucune des pratiques historiques qui se sont réclamées du marxisme ne sen inspirait vraiment , cest renier Marx lui-même, dont le but déclaré était non pas dinterpréter, mais de transformer le monde. En fait, si la pratique inspirée du marxisme a pu se révéler conservatrice, cest que depuis les années trente, le marxisme est devenu une idéologie, comme complément solennel de justification (Marx) des régimes totalitaires, comme doctrine de multiples sectes, et comme théorie rigidifiée et névoluant plus. En ce sens, les trotskistes sont aussi orthodoxes que les staliniens. De même, Lukàcs essaie de maintenir une orthodoxie en tentant de dégager une méthode marxiste, puisque méthode et contenu ne peuvent jamais être séparés, en histoire encore moins quailleurs : les catégories en fonction desquelles nous pensons lhistoire sont, pour une part essentielle, des produits réels du développement historique (p. 19). En fait, le monde actuel ne peut plus être compris, et encore moins transformé, à partir des catégories marxistes, mêmes amendées ou élargies . Il faut donc choisir entre une doctrine sclérosée et un projet de transformation radicale de la société.
2. LA THÉORIE MARXISTE DE LHISTOIRE
Lanalyse économique du capitalisme est le nud gordien de la théorie marxiste. Pourtant, ses principales prévisions ont été infirmées par les faits. Cest que cette théorie nest pas tenable, en tant quelle suppose que les hommes, prolétaires ou capitalistes, sont entièrement transformé en choses. Or, si la réification est bien une tendance lourde du capitalisme, elle ne peut jamais être complète : la moindre activité économique nécessite de faire appel à lactivité proprement humaine des travailleurs. La contradiction dernière du capitalisme ne réside donc pas dans lincompatibilité entre développement des forces productives et rapports de production, mais dans la concomitance de ce besoin de lactivité humaine et de la volonté de réification du capitalisme. On ne peut donc pas maintenir léconomie à la place centrale quelle occupe dans le marxisme. Cest toute la philosophie de lhistoire qui doit être reconsidérée. Enfin, il nest plus possible de penser que, à un certain stade de leur développement, les forces productives de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants (Contribution à la critique de léconomie politique), alors quelles en avaient été les forces motrices dans la phase progressive de la bourgeoisie. Cest que parler de contradictions dans le cadre des rapports sociaux est abusif ; on pourrait tout au plus parler de tensions, se traduisant lorsquelles sont trop fortes par un conflit. Encore ce modèle ne sapplique-t-il quau passage des sociétés féodales-bourgeoises dEurope occidentale de 1650 à 1850 à la société capitaliste. Mais cette analyse ne saurait être généralisée aux autres époques et aux autres continents. Le développement de la technique ne peut sanalyser sans référence aux attitudes sociales envers lui. Les superstructures ne sont pas inertes face aux infrastructures : il y a un rapport circulaire entre les deux. En fait, ces catégories nont de sens que dans la société capitaliste. La tendance au développement des forces productives ne fait pas partie de la nature humaine, mais est socialement construite dans le cadre du capitalisme : dans dautres sociétés, les valeurs sont totalement étrangères à ce complexe technico-économique. Si lon ne veut pas croire à la magie, laction des individus, motivée consciemment ou inconsciemment, est visiblement un relais indispensable à toute action de forces ou de lois dans lhistoire (p. 38).
Déterminisme économique et lutte de classe
La lutte de classe, dans le marxisme, nest pas réellement prise en compte. Dans Le Capital, elle nest quun sous-produit secondaire du matérialisme historique. Mais même si lon se réfère à dautres textes de Marx, la lutte de classe na pas dutilité : le marxiste conséquent sait où doit aller lhistoire. Si la lutte de classe va dans le bon sens, elle nexplique rien de plus et il nest pas nécessaire de sy référer. Si elle va dans le mauvais sens, cest que les travailleurs sont encore sous lemprise capitaliste.
Sujet et objet de la connaissance historique
La connaissance historique est objet de connaissance pour des êtres historiques, i.e. insérés dans lhistoire de leur société, car eux seuls peuvent se poser le problème de lhistoire. Toute connaissance historique analyse donc les époques et les cultures différentes avec les catégories de son époque et de sa culture ; doù le problème du sociocentrisme, que Marx lavait bien soulevé, mais dont on a vu quil ne sétait pas affranchi. La théorie marxiste de lhistoire repose sur deux piliers : dune part, la dialectique historique, pour laquelle chaque période historique dépasse la précédente ; dautre part, lidée que le prolétariat, nayant aucun intérêt particulier à faire valoir (Cf. Lukàks), est le mieux à même de représenter la vision de lhistoire dans la société sans classe. Nous avons déjà vu que la dialectique historique nétait pas tenable. Quant à savoir si le prolétariat est la classe ultime, ce qui est certain, cest que personne ne peut parler à sa place, de son point de vue. Et même sil était la dernière classe, il nest guère possible de considérer que sa vision du passé soit la vision ultime, celle qui ne pourrait être discutée. Même dans la société sans classe, dautres interprétations de lhistoire pourront se faire jour, car celles-ci dépendent au moins autant de facteurs culturels et historiques que de leur production par une classe.
Remarques additionnelles sur la théorie marxiste de lhistoire
Sur lévolution technologique et son rythme : la période qui va du début du IVe siècle jusquau XIe ou XIIe siècle présente une régression du point de vue des techniques utilisées, à de rares exceptions près, ce qui montre que la technique ne progresse pas nécessairement de façon ininterrompue. Dautre part, on constate que la plupart des sociétés ont traversé la plus grande partie de leur histoire dans des conditions de stagnation technologique, ce qui a eu une influence considérable sur leur façon de penser le progrès.
Sur le progrès , Marx et les Grecs : critique dun passage de la Contribution à la critique de lÉconomie Politique où Marx essaie de penser le progrès de la pensée et de lart par le progrès des techniques. Si tel était le cas, on naurait plus besoin de lire Platon aujourdhui.
Sur lunité de lhistoire , le sociocentrisme et le relativisme : le sociocentrisme est une nécessité logique de la connaissance historique. Il nexiste pas de vérité historique en soi , valable en tout lieu et en tout temps. Reconnaître ce simple fait, ce nest pas céder au relativisme, mais la condition dune connaissance qui ne soit pas pur phantasme. La croyance en une vérité achevée et acquise une fois pour toutes (et donc possédable par quelquun ou quelques-uns) est un des fondements de ladhésion au fascisme ou au stalinisme (p. 56).
3. LA PHILOSOPHIE MARXISTE DE LHISTOIRE
La théorie marxiste de lhistoire a beaucoup apporté à la connaissance scientifique, mais elle est aujourdhui fausse, car dépassée par les recherches quelle a elle-même engendré. Dautre part, cette théorie de lhistoire sappuie sur une philosophie de lhistoire, philosophie rationaliste, et comme telle se donnant davance la solution de tous les problèmes quelle se pose.
Le rationalisme objectiviste
Marx reste prisonnier des vieux schémas rationalistes : tout ce qui a été était rationnel (matérialisme historique), tout ce qui sera sera rationnel (lhumanité libre). Il y a donc une raison immanente aux choses, qui fera surgir une société conforme à notre raison .
Le déterminisme
Nous ne pouvons pas penser lhistoire sans relations de causalité. Lhistoire est même le seul domaine où la causalité prend sens pour nous, dans la mesure où elle ne se réduit pas à lagrégation de phénomènes physiques ou mécaniques, mais fait directement appel à notre compréhension des faits. Ces causalités, en se répétant, donnent des lois . Mais aucune de ces dernières ne peut se résumer à un simple déterminisme. Dabord parce que le comportement des individus inclut une certaine dose dimprévisibilité. Mais ce problème pourrait être résolu par un traitement statistique. La véritable raison est que lhumain est force de création : chaque écart par rapport au comportement typique institue de nouvelles façons de se comporter. A une même situation, lhomme peut donner des réponses différentes.
Lenchaînement des significations et la ruse de la raison
Lhistoire est le domaine des intentions non conscientes et des fins non voulues (Engels). Personne na voulu, ni pensé le système capitaliste. Il est né des actions dagents qui ne visaient que leurs propres fins, et pourtant il fait vraiment système, en ce sens quil est doté pour nous dune signification globale, et tout se passe comme si cette signification globale avait été donnée au départ, si bien que le capitalisme ne pouvait pas ne pas survenir. Certes, on peut opérer dans cette cohérence une première réduction causale en faisant intervenir des déterminations sociales (éducation, personnalité de base , facteurs économiques ). Mais ces règles sont elles-mêmes le produit de la vie sociale, et ne lui préexistaient pas. Une deuxième réduction causale serait de dire que si nous nobservons que des sociétés cohérentes, cest que, par définition, une société non cohérente ne pourrait pas subsister. Mais cela nous renvoie à la théorie de lévolution, dont lapplication à lhistoire est plus quhasardeuse. En fait, il faudrait dire que cette cohérence que nous croyons observer est elle-même une reconstruction à partir de la réalité sociale : quand Hegel affirme quAlexandre le Grand devait mourir jeune car on nimagine pas un héros vieux, sa vision du monde a été forgée à partir de la mort dAlexandre à trente-trois ans. Le fait que les héros meurent souvent jeunes influe sur notre façon de définir ce quest un héros. Cette ruse de la raison , qui nest que lautre nom de la Providence, se retrouve intacte dans le marxisme, posant les conditions technico-économiques comme fondement de la nécessité historique . En posant une histoire rationnelle a priori, le marxisme comme la philosophie de lhistoire occultent la rationalité humaine.
La dialectique et le matérialisme
La dialectique de Marx nest pas fondamentalement différente de celle de Hegel : toutes deux reposent en fait sur le rationalisme. Celui-ci peut être dessence spiritualiste chez lun ou matérialiste chez lautre, il contient toujours lidée de fin de lhistoire, que celle-ci prenne la forme du savoir absolu chez Hegel ou de lhomme total chez Marx. Il est donc vain de chercher à opposer ces deux types de dialectiques, qui toutes deux sont fermées, en ce sens quelles supposent que la rationalité englobe la totalité du monde. Lessence de la dialectique hégélienne ne peut pas être détruite par la remise de la dialectique sur ses pieds , puisque visiblement il sagira du même animal. Un dépassement révolutionnaire de la dialectique hégélienne exige non pas quon la remette sur ses pieds, mais que, pour commencer, on lui coupe la tête (p. 75). Ceci dautant plus que la matière ou lesprit ne sont que de pures définitions nominales. Une dialectique qui ne serait ni matérialiste , ni spiritualiste devrait avant tout se débarrasser de cette idée que la réalité peut être toute entière expliquée par la rationalité, sans laisser de résidu non rationnel.
4. LES DEUX ÉLÉMENTS DU MARXISME ET LEUR DESTIN HITORIQUE
Le marxisme contient deux éléments antagoniques. Dune part, il y a la visée révolutionnaire qui pose que lhomme se construit à travers son action de transformation du monde. Cette conception est incompatible avec une quelconque fin de lhistoire . Dautre part, le vieux Marx et ses exégètes fondent le progrès humain sur un déterminisme à base essentiellement économique. Cette logique, poussée à son terme, sincarne dans le stalinisme, qui soumet les hommes à la nécessité de lindustrialisation et du développement des forces productives par la planification, à travers le parti, dépositaire ultime de la connaissance des lois de la dialectique . Dans ce cas, si lhistoire ne correspond pas à la théorie, cest quelle se trompe, et que les travailleurs ne sont pas encore parvenus à la pleine conscience de leurs intérêts.
Si au contraire lactivité des masses est un facteur historique autonome et créateur, le statut majoré du Parti na plus de raison dêtre, et on lève le paradoxe selon lequel la bourgeoisie, tout en assurant le développement des forces productives jusquà un point encore inégalé dans les pays capitalistes, est qualifiée de réactionnaire (Cf. p ; 80 note 5 : on ne peut sans plus faire correspondre la progressivité dun régime à sa capacité de faire avancer les forces productives ).
Quest-ce qui a fait que le marxisme, en devenant idéologie, a accouché de la bureaucratie ? Certes, on peut évoquer le positivisme scientiste de lépoque, et sa foi illimitée dans la technique. Mais cela ne serait sûrement pas suffisant. Pas plus que ne serait réaliste une volonté de refonder le marxisme en prenant pour base les écrits du jeune Marx. Il ne sagit pas de fournir une théorie une de plus de la dégénérescence du marxisme en une idéologie sclérosée qui nexiste plus que comme discours de justification des bureaucraties populaires . Ce quil faut, cest élaborer une conception qui puisse inspirer un développement infini, et, surtout, qui puisse animer et éclairer une activité effective (p. 88). Lambition originelle du marxisme était den appeler à laction humaine pour abolir létat existant des choses . Mais il faut bien remarquer quelle napprenait rien sur larticulation entre la compréhension du monde et sa transformation. On a vu quà cette ambition originelle sétait greffé, et peu à peu substitué, un système totalisant prétendant mettre en évidence les lois de la dialectique à travers le développement des forces productives. Dès lors, le marxisme a cherché sa vérification dans la pratique, et a mis la praxis entre parenthèses : Lidée de la vérification par lexpérimentation ou la pratique industrielle prend la place de ce que lidée de praxis présuppose, à savoir que la réalité historique comme réalité de laction des hommes est le seul lieu où les idées et les projets peuvent acquérir leur véritable signification (p. 91). Sil ne sagit plus de transformer le monde, mais de fournir la théorie vraie du changement social, la politique est ravalée au rang de technique, et doit être confiée à des techniciens : les théoriciens du Parti bureaucratique.
Le fondement philosophique de la déchéance
La dégénérescence du marxisme en complément de justification sest nourrie de sa transformation par le Marx de la maturité en un système fermé. Cette dernière nest que soumission à lordre établi car le fait que la totalité soit donnée à la théorie implique limpossibilité de penser le futur autrement quà travers les catégories du passé, comme transformation linéaire de ce qui a existé, et non comme avenir à faire autant que se faisant. Par conséquent, la déchéance du marxisme marque un retour au contemplatif, puisque lunivers y est déjà donné, sans trou ni résidu.
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