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Qui d'entre nous connaissait Enron il y a six mois ? C'était pourtant la quinzième entreprise mondiale par le chiffre d'affaires, une société encensée par la haute finance new-yorkaise pour sa réussite fulgurante, et un patron, Kenneth Lay, qui jouait au golf avec Clinton et finançait la campagne de Bush.

Reprenons : Enron, jusqu'en 1999, n'est encore qu'un modeste distributeur local de gaz naturel, basé au Texas. C'est alors que Kenneth Lay décide de la développer, jusqu'à en faire une firme plus grosse que Boeing. Pour cela, il va tout simplement inventer un nouveau métier : profitant de la législation ultra-libérale mise en place par des milieux politiques pieds et poings liés au secteur pétrolier, il se lance dans le courtage de matières premières.
L'idée est simple : il s'agit de garantir aux grandes entreprises qu'on leur livrera à une date donnée une certaine quantité de produits (électricité, fioul, capacités téléphoniques…) à un tarif fixé à l'avance. Celles-ci trouvent ainsi le moyen de se prémunir comme les variations accidentelles de prix qu'on sait particulièrement volatils, et Enron, qui ne joue plus qu'un rôle d'intermédiaire, se rémunère sur les commissions encaissées.
Ce système connaît un succès immédiat, qui décuple ses recettes en l'espace de deux ans, faisant d'Enron la coqueluche des marchés. Le modèle traverse même l'Atlantique, puisqu'en novembre dernier est annoncée la création d'une bourse européenne de l'énergie, permettant de faire jouer la concurrence entre les principaux producteurs continentaux d'électricité.

Mais le problème, c'est que pour garantir un prix fixe aux industriels, Enron doit intervenir massivement sur les marchés dits « dérivés », ces compartiments financiers où s'échangent, non pas des titres (actions ou obligations), mais des promesses d'achat ou de vente à terme. Or, sur ces marchés, quand l'un empoche de fabuleuses plus-values, c'est qu'un autre a réalisé des pertes non moins astronomiques. Les faits sont têtus, et Enron s'aperçoit vite que son métier n'est pas rentable.
Mais plutôt que de jeter l'éponge, c'est à une véritable fuite en avant que se livre Enron, qui va en faire, selon une note interne d'une ancienne vice-présidente, « une société si malhonnête ». Avec la bénédiction d'un commissaire au compte naïf, ou peut-être trop bienveillant, les dettes sont masquées sous des montages financiers en cascades avec une avalanche de filiales. Quand ça ne suffit plus, les politiciens corrompus par le financement de leur campagne électorale sont appelés à la rescousse, mais en vain : fin novembre, le principal concurrent d'Enron renonce à le racheter, et c'est la faillite assurée.
En quelques semaines, les 4 500 salariés d'Enron assistent impuissants à la chute du cours des actions de leur employeur : les règles de gestion du fonds de pension de l'entreprise ne les autorise pas à retirer leurs économies, et ils se retrouvent complètement ruinés alors que 29 hauts dirigeants ont pu revendre avant la chute, se partageant plus d'un milliard de dollars.

Quels enseignements pratiques tirer de cette affaire, dont les prolongements politiques sont sans doute encore à venir ?
Tout d'abord, le marché a une nouvelle fois échoué à garantir l'optimum social : l'urgence n'est pas à surenchérir sur Blair et Berlusconi dans la voie de la libéralisation et de la déréglementation, mais bien plutôt à trouver des solutions prudentielles adaptées, qui passent par un réinvestissement de l'État face aux intérêts privés.
Enfin, la faillite du fonds de pensions d'Enron vient utilement nous rappeler les risques que fait courir aux seuls salariés l'épargne salariale, lorsqu'elle est investie en priorité dans des actions de l'entreprise. L'épargne salariale n'est pas condamnable en soi : elle l'est parce qu'elle privilégie les intérêts du patronat, qui y voit un moyen de se protéger à bon compte des OPA en tondant une deuxième fois la laine sur le dos des salariés.