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PREMIÈRE PARTIE : LE SYSTÈME INTERNATIONAL

1. La paix de Cent Ans

La civilisation du XIXe siècle s'est effondrée. Elle reposait sur quatre institutions : l'équilibre des puissances, l'étalon-or international, le marché autorégulateur et l'État libéral. En fait, le marché autorégulateur est au centre de ce système, et les trois autres n'en sont que des conséquences.

De 1815 à 1914, les civilisations occidentales connaissent cents ans de paix, i.e. de conflits localisés et de courte durée, souvent de nature coloniale, mais qui ne dégénèrent jamais en affrontements généralisés entre les grandes puissances. Jusqu'alors, l'équilibre des puissances reposait sur les possibilités d'alliances changeantes qui garantissaient l'indépendance des Etats en entraînant une alliance des faibles contre l'État relativement plus fort. La première moitié du XIXe siècle est marquée par la médiation de la Sainte-Alliance, qui permet la paix entre les grandes puissances au prix de l'écrasement continuel des petites nations. La deuxième moitié de la période, avec l'avènement du Concert Européen, voit se continuer cette paix, mais elle est maintenant fondée sur l'émergence d'un parti de la paix (peace interest) très actif, basé sur la haute finance internationale, qui accepte et nourrit les conflits localisés, mais agit avec force pour sauvegarder la paix entre les grandes puissances, seule à même de garantir ses intérêts économiques (en raison de l'étalon-or). La constitution de la Triple-Alliance, puis la contre-alliance formée en 1906 entre l'Angleterre, la France et la Russie, allaient mettre un terme à l'équilibre des puissances : il restait moins de trois groupes de puissances. La Première Guerre Mondiale devenait inévitable à terme.

2. Années vingt conservatrices, années trente révolutionnaires

Après la Première Guerre Mondiale, les mouvements révolutionnaires qui en sont la conséquence sont un à un mis au pas et l'Europe s'installe dans une tentative de restauration du système prévalant au XIXe siècle.

Sur le plan politique : mise en place de la Société des Nations, mais elle se révèle incapable d'assurer l'équilibre des puissances du fait du désarmement unilatéral des vaincus imposé par les Traités.

Sur le plan économique, la tentative est plus cohérente, et vise à restaurer l'étalon-or, avec le soutien de la haute finance internationale. Les pays vaincus arrivent à maîtriser l'inflation et renouent avec la stabilité de la monnaie entre 1923 et 1926, mais les tensions se reportent sur les vainqueurs européens, qui ne s'en aperçoivent d'abord pas tant que leurs monnaies fluctuent. Une fois qu'ils ont stabilisé leurs monnaies (entre 1925 et 1926), les tensions se reportent sur les États-Unis, qui se sont engagés à maintenir des taux faibles pour soutenir la Banque d'Angleterre, alors qu'ils sont eux-mêmes de plus en plus sujets à l'inflation (baisse des coûts alors que les prix restent stables). Finalement, ça conduit à la crise de 29, et à l'abandon de l'étalon-or (1933 pour les USA).

En fait, la croyance unanime, tant des socialistes que des libéraux, dans les vertus de l'étalon-or conduit partout à adopter des mesures restreignant le commerce international pour garantir la stabilité des changes, alors que l'effet recherché était l'inverse. Les années 30 voient donc se développer des empires autarciques, et ceux qui résistent le mieux sont ceux qui sont le moins attachés aux formes traditionnelles de l'État libéral, et développent des formes nouvelles d'intervention économique (New Deal, Allemagne…)

DEUXIÈME PARTIE : GRANDEUR ET DÉCADENCE DE L'ÉCONOMIE DE MARCHÉ

I. “Satanic mill”, ou la fabrique du diable.

3. “Habitation contre amélioration”

Le mouvement des “enclosures” n'était pas nécessairement négatif. Au contraire, si les champs enclos étaient labourés, la destruction des structures sociales traditionnelles pouvait se trouver largement compensée par les progrès de l'alimentation ainsi permis. Même dans le cas où ils étaient transformés en pâturages, l'opération pouvait ne pas se révéler défavorable au petit peuple, qui trouvait à s'employer dans les manufactures cotonnières. Mais pour que le progrès économique ne se traduise pas par une catastrophe sociale, il fallait que la société ait le temps de s'adapter. Les efforts incessants de la royauté anglaise pour limiter les “enclosures” par une réglementation toujours plus lourde étaient dictés par des motifs proprement réactionnaires, mais ils ont eu pour effet de ralentir le rythme du changement, et donc paradoxalement de garantir le succès des “enclosures”. Si l'État ne peut pas s'opposer au changement, il a le devoir d'agir sur son rythme pour permettre à la société de s'adapter. Dire que les efforts de la royauté ont été vains est donc une erreur, puisqu'ils ont en définitive assuré la réussite du changement social. Cette erreur repose sur la croyance que le marché autorégulateur a régi la société en tous temps. Or, cette économie de marché n'a pu se développer que dans des conditions bien précises quelques 150 ans plus tard, avec la Révolution Industrielle.

L'utilisation de machines n'est pas la cause de la R.I., mais elle entraîne des changements importants dans la structure sociale : les marchands ne se contentent plus d'acheter des produits agricoles, ils se mettent à produire des machines. Mais ils ne le feront que si c'est rentable, et en particulier si les matières premières nécessaires à leur alimentation ne manquent pas (sinon leur vente sera pour le moins problématique). Cette condition n'est satisfaite que lorsque le mobile du gain s'est substitué à celui de la subsistance dans l'action des membres de la société. On assiste alors à une véritable transformation de la substance naturelle et humaine de la société en marchandise (on achète de l'homme et de la nature pour produire des marchandises), ce qui va puissamment contribuer à détruire les cadres sociaux traditionnels.

4. Sociétés et systèmes économiques

Contrairement à ce qu'affirmait Adam Smith, la propension à l'échange en vue du gain n'est pas naturelle. De nombreux exemples, des trobriandais au Nouvel Empire égyptien, en passant par les Bergdamas de l'Afrique du Sud-Ouest montrent que, tant que le marché n'est pas devenu une institution centrale de la société, les hommes sont mus par des considérations touchant à leur statut social, et non à leur intérêt économique personnel. Les forces qui régissent la société sont alors la réciprocité et la redistribution. La première est facilitée, dans des sociétés sans archives et sans administration complexe, par la symétrie des sociétés primitives, qui garantit des partenaires pour que les échanges soient bien réciproques. Quant à la redistribution, elle s'accomplit dans nombre de cas par l'intermédiaire de la centralité (la totalité de la production est versée au chef, qui effectue la redistribution à ses sujets). Ces institutions tendent à assurer le caractère social de la production.

Bien sûr, il peut aussi y avoir production pour sa propre consommation. Mais jusqu'à une période récente, cette production s'effectuait dans un cadre autarcique. Aristote, dans sa Politique, a bien montré que, même si une partie de la production était destinée à être mise sur le marché, tant que ce caractère autarcique demeurait, on restait en fait dans le domaine de l'administration domestique (économie), et non dans celui de l'acquisition de l'argent (chrématistique).

5. L'évolution du modèle du marché

Le troc ne peut se développer, dans les sociétés primitives, que là où le système institutionnel le permet : il suppose l'existence du modèle du marché. Celui-ci se distingue de la symétrie, de la centralité et de l'autarcie par le fait qu'il crée une institution centrée sur un but unique : le marché. Quand le marché en vient à maîtriser le système économique, la société subit une mutation importante : le marché n'est plus encastré (embedded) dans les relations sociales, ce sont au contraire les relations sociales qui sont encastrées dans le système de l'échange. C'est pourquoi une économie de marché ne peut fonctionner que dans une société de marché.

Mais l'économie de marché, et le marché autorégulateur qui l'accompagne, ne se sont développés qu'au XIXe siècle. Dans les sociétés primitives et le Moyen-Age européen, les marchés locaux sont de peu d'importance, et peu concurrentiels. Limités aux alentours immédiats de la ville quant à leur aire d'influence, ils sont l'objets d'une réglementation très stricte qui s'oppose de fait à leur développement. Parallèlement, les marchés extérieurs se sont développés sur un modèle de chasse à des biens qu'on ne trouve pas sur place : ils n'impliquaient donc pas forcément un échange bilatéral, mais pouvaient très bien être une entreprise de transport unilatéral (piraterie…). Le commerce extérieur n'était pas un commerce entre nations, mais un commerce entre cités, qui échangeaient des biens en nombre limité, variété limitée surtout par une réglementation visant à tenir à l'écart marchés locaux (dirigés par les corporations) et extérieurs (où l'intérêt dominant était celui des marchands). Là encore, ces marchés sont donc peu concurrentiels.

A partir du XVe-XVIe siècle, le mercantilisme agit comme un puissant facteur d'unification politique et économique, conduisant à l'émergence d'un vrai marché national. Mais la crainte des monopoles, surtout lorsque les biens échangés sont encore utiles à la subsistance, conduit les Etats à une réglementation du commerce qui, là encore, bride quelque peu la concurrence (ce qui peut paraître paradoxal, alors que le mercantilisme, en brisant le particularisme des marchés locaux, est une vaste entreprise de “ libéralisation ” du commerce !)

6. Le marché autorégulateur et les marchandises fictives : travail, terre et monnaie

L'avènement de l'économie de marché suppose l'autorégulation du système économique, i.e. :

  1. les quantités produites et vendues sont réglées par les prix ;
  2. tous les biens (et services) utiles à la production se trouvent sur le marché, y compris le travail, la terre et la monnaie ;
  3. l'État ne doit pas intervenir dans les affaires économiques. Sur ces trois points, on assiste donc à un complet bouleversement de la société à partir de la dernière décennie du XVIIIe siècle.

Le travail, la terre et la monnaie sont des marchandises fictives : elles ne sont pas produites pour la vente. Le marché autorégulateur repose donc sur une fiction. Le travail n'est rien d'autre que l'activité de l'homme. Faire de la force de travail une marchandise, c'est de fait soumettre la société au marché. Ce qui a rendu nécessaire cette évolution, c'est l'apparition de machines complexes et coûteuses parce que spécialisées, impliquant la mise en œuvre de fabriques. Jusqu'alors, une rupture dans l'approvisionnement était peu coûteuse car le capital mis en œuvre par le marchand (qui assurait à la fois la vente et l'organisation de la production) était peu important. Mais l'apparition des fabriques multiplie le nombre de biens dont il faut à tout prix assurer la continuité de l'approvisionnement, transformant le travail en marchandise.

Dans le cas des “enclosures”, le changement avait été freiné par les Tudors et les premiers Stuarts. La R.I., au contraire, survient dans un moment où la foi dans les vertus du progrès confine au fanatisme : rien ne vient freiner les changements, ce qui se traduit par une dégradation considérable des conditions de vie du petit peuple, d'où la nécessité, tout au long du XIXe siècle, d'accompagner le mouvement d'extension des marchés des marchandises véritables d'un mouvement inverse de réduction des marchés des marchandises fictives par des réglementations sociales.

7. Speenhamland, 1795

En Angleterre, la terre et la monnaie ont été mises sur le marché bien avant le travail. De 1795 à 1834, la partie la plus intense de la R.I. se fit sans qu'il existe un vrai marché du travail ; le système de Speenhamland, en instituant le “ droit de vivre ”, i.e. un complément de salaire indexé sur le prix du pain, était la dernière tentative pour sauvegarder l'ordre traditionnel de la société. En fait, Speenhamland a eu un effet pervers : se proposant d'aider les miséreux en libéralisant les “poor laws” élisabéthaines (qui prévoyaient que les indigents étaient tenus de travailler pour le prix qu'on leur proposait, sans qu'aucun complément de salaire ne soit prévu), il s'est traduit dans les faits par une paupérisation des masses, chassées de leur terre par la deuxième vague d'“enclosures” alors que les salaires qu'on leur proposait étaient tirés à la baisse par le fait que la collectivité assurait un complément leur permettant de subsister. Cette baisse aurait pu être enrayée si les travailleurs avaient eu la liberté de s'associer, mais les lois de 1799-1800 interdisaient justement ces coalitions, concourant à maintenir un système où les faibles salaires entraînaient une faible productivité, elle-même prise comme prétexte pour ne pas payer plus les ouvriers.

La réforme de la loi sur les pauvres de 1834, mettant fin au système des secours à domicile et ne prévoyant d'aide que pour les miséreux qui accepteraient d'être internés dans les “workhouses”, allait permettre la création d'un véritable marché du travail, et marque donc la naissance de l'économie de marché. Mais si la situation monétaire des ouvriers s'améliora, les conséquences sociales en furent dramatiques, notamment pour les “ pauvres méritants ”, trop fiers pour se rendre à l'asile. Très vite, il fallut intervenir pour imposer des réglementations sociales, d'autant plus nécessaires que jusque dans les années 1870, les syndicats étaient interdits.

8. Antécédents et conséquences

Les “poor laws”, qui concernaient non seulement les indigents, mais aussi les infirmes et les vieillards (en fait, tous ceux qui n'étaient pas employés), constituaient en quelque sorte la moitié du droit du travail anglais, et faisaient pendant au statut des artisans (concernant ceux qui étaient employés). Elles mettaient les pauvres à la charge des paroisses, dont chacune avait ses propres critères et ses propres barèmes d'imposition (hormis une courte période où le système fut géré centralement par la royauté). Pour éviter aux paroisses les mieux gérées un afflux de pauvres réclamant un secours, l'“Act of Settlement” de 1662 attache chaque travailleur à sa paroisse. Alors que le commerce global se développe, cette limitation de la mobilité des travailleurs entraîne la coïncidence de salaires urbains élevés et d'une grande pauvreté (les fluctuations du commerce créant un fort chômage).

L'“Act of Settlement” est abrogé en 1795, dans le but de faire baisser les salaires. Mais la même année, le paternalisme réactionnaire des propriétaires terriens (“squires”) accouche du système de Speenhamland. Les propriétaires terriens considéraient comme pauvres tous ceux qui étaient obligés de travailler pour vivre, et ne faisaient pas de différence entre le “cottager” et l'indigent. Speenhamland permet aux salaires ruraux de diminuer fortement (jusqu'en dessous du niveau vital parfois), le complément étant assuré par l'impôt. Ça conduit à une hausse des impôts, mais en même temps les salaires baissent, si bien que ceux qui en pâtissent ne sont pas les squires en général, d'où une certaine déresponsabilisation.

En même temps, des couches de plus en plus larges de la population sont condamnées à vivre de l'impôt, ce qui entraîne chez eux un sentiment très vif de déchéance morale. Les travailleurs ne peuvent se constituer en groupe social distinct apte à défendre ses intérêts, car ils sont amalgamés aux vieillards et aux indigents. Ceci explique le rejet durable en Angleterre des secours publics et l'accent mis sur la respectabilité dans la classe ouvrière.

L'abolition de Speenhamland en 1834 fut l'œuvre d'une classe nouvelle, la bourgeoisie, dont les intérêts s'opposaient de plus en plus nettement à ceux des propriétaires terriens paternalistes. Cette bourgeoisie montante était convaincue qu'il était louable de détruire toute forme de solidarité si c'était au profit du plus grand nombre, d'où la brutalité du changement qui intervint alors.

9. Paupérisme et utopie

A la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe, la nature de la pauvreté n'était pas bien comprise, et l'on pouvait facilement imaginer que le commerce, qui avait recommencé à progresser, quoique de manière fort cahoteuse, ne tarderait pas à atteindre un palier. Dès lors, nombreux sont les économistes et les réformateurs de tout bord qui envisagent des projets utopiques permettant de donner du travail aux pauvres. En 1650, Henri Robinson avait proposé un “bureau d'adresses et de rencontres”. Dix ans plus tard, le quaker Lawson proposa dans le même esprit d'établir des Bourses du travail (“Labor Exchanges”). En 1659, un autre quaker, John Bellers, propose la mise en place de “Colleges of industry” : il ne s'agit plus de mettre en rapport l'offre et la demande de travail, mais de faire en sorte que les ouvriers organisent eux-mêmes leur production. Il supposait que ça permettrait d'atteindre le niveau de subsistance, et même de dégager un surplus, qui devait leur être payé. Un siècle plus tard, Jeremy Bentham, en 1794, imagina d'appliquer son plan du Panoptique, à l'origine conçu pour les prisons, à la mise au travail des pauvres, sous la forme d'“Industry Houses”, qui seraient des sociétés par actions. Le socialiste Robert Owen, reprenant en 1819 un projet similaire, vit dans ses “Villages of Union”, qui ne trouvèrent pas de souscripteurs, le moyen d'endiguer le flot de pauvreté de l'époque. Après que Marx ait critiqué l'utopie proudhonienne, des projets collectivistes, tels ceux de Louis Blanc ou de Lassalle se firent jour, dont le financement devait être assuré par l'État.

Alors que l'humaniste Bellers, l'utilitariste libéral Bentham et le socialiste Owen se retrouvent dans la même volonté de tirer un profit des pauvres, le journaliste Daniel Defoe publie en 1704 son pamphlet : « Donner aux pauvres, ce n'est pas faire la charité, et employer les pauvres, c'est faire du tort à la nation » dans le but de montrer que l'emploi public ainsi réalisé ne peut se traduire que par une diminution symétrique des débouchés du privé.

10. L'économie politique et la découverte de la société

Le problème de l'assistance aux pauvres commence à être vu aux alentours de 1780, entre la Richesse des Nations de Smith et la Dissertation on the Poor Laws de Townsend. Adam Smith est encore un héritier de la période de l'invention de l'État. La richesse, pour lui, n'est qu'un aspect de la vie de la communauté, aux objectifs de laquelle elle reste subordonnée : la sphère économique n'est pas encore soumise à ses propres lois. Dans sa Dissertation, Townsend, au contraire, montre une société qui n'est pas soumise aux lois de l'État, mais à celles de la Nature. Dans l'île de Robinson Crusoë que s'apprête à quitter Juan Fernandez, il laisse un couple de chèvres au cas où il y reviendrait. Au fil du temps, les chèvres prospèrent, et des marins espagnols introduisent alors un couple de chiens. Au fil du temps, un nouvel équilibre démographique apparaît, qui ne doit rien à l'intervention de l'homme. Townsend en déduit que la faim est meilleur guide que la loi, et applique ce résultat à toute société humaine, en proclamant la nécessité d'abolir les lois sur les pauvres sans les remplacer par une autre législation, de façon que les indigents valides soient incités à trouver du travail dans les manufactures, qui seront plus à même de s'occuper d'eux que les paroisses.

Après Townsend, Malthus et Ricardo reprendront cette conception d'une loi économique divine s'imposant à la société tout entière, et le fait qu'ils aient vécu sous le régime de Speenhamland, où ils avaient sous les yeux non une économie de marché, mais un capitalisme naissant sans marché du travail explique qu'ils n'aient pas bien compris les mécanismes de la société et aient accepté la misère et le délitement du lien social qui ne manqueraient pas de survenir après l'abolition de toute législation sur l'assistance aux pauvres comme un mal nécessaire, découlant de la volonté divine.

Seul Robert Owen à cette époque a compris que ce qui apparaît comme un problème économique est en fait un problème social, et que la misère ne pourra que s'accroître tant que la progression des manufactures, dont les ouvriers finissent par dépendre exclusivement pour subsister faute de pouvoir cultiver leur petit lopin de terre, ne sera pas freinée par une législation sociale, conçue comme un phénomène d'autoprotection de la société.

II. L'autoprotection de la société

11. L'homme, la nature et l'organisation de la production

Pendant un siècle, on assiste à la fois à un mouvement d'extension du marché (le travail et la terre deviennent des marchandises, pouvant être achetées et vendues universellement) et à un contre-mouvement visant à limiter cette extension, tout en restant compatible avec les principes du marché autorégulateur (les lois sociales réglementant l'usage de la force de travail garantissent sa pérennité, les lois agraires et les droits de douanes sur les produits agricoles protègent les ressources naturelles, la fourniture de la monnaie par la Banque d'Angleterre protège l'autorégulation du marché d'une création “hors marché” de monnaie par les banques ou l'État, qui aurait déconnecté la quantité de monnaie en circulation de la quantité d'or détenue).

Une autre caractéristique du XIXe siècle est la prise en charge des différentes institutions de la société par des classes distinctes : la classe moyenne joue en faveur de l'extension du marché, et affirme son monopole sur l'économie ; les propriétaires terriens et les travailleurs agissent eux dans le sens d'une plus grande réglementation, et l'État devient un instrument aux mains des squires. Ce caractère de classe de l'État et de l'industrie, dont on usait pour la défense d'intérêts sectoriels, ne sera pas sans conséquence sur l'avènement du fascisme quand l'économie montrera ses premiers signes de faiblesse après la Première Guerre Mondiale.

12. Naissance du credo libéral

Le libéralisme économique a été le principe organisateur d'une société qui s'apprêtait à créer un système de marché. Si le “laissez faire” a été employé par Quesnay et les physiocrates dès le milieu du XVIIIe siècle, le libéralisme ne s'est implanté dans les esprits de façon conséquente et durable que vers les années 1820-1830 en Angleterre, en s'appuyant sur les trois dogmes du marché du travail, de l'étalon-or et du libre-échange. Aucune de ces trois institutions n'est “naturelle” : on a vu que les premières fabriques s'accommodaient fort bien de l'armée industrielle de réserve que leur assuraient les “poor laws”, et la victoire politique de la bourgeoisie en 1832, qui permettra l'abolition de Speenhamland, s'accompagne d'un véritable acte de foi dans la capacité du progrès à venir à bout de la misère engendrée par la fin brutale du “droit de vivre”. Le libre-échange international est de même imposé (Cf. l'“Anti-Corn Law Bill” de 1846) alors que l'Angleterre avait toujours restreint les possibilités de commerce international, même pour l'industrie cotonnière, qui ne pouvait par exemple pas exporter de cotonnades imprimées. L'étalon-or tient pareillement de la foi dans les principes ricardiens, en dépit d'un nombre très élevé d'accidents financiers. C'est tout simplement qu'un marché autorégulateur exige que ces trois conditions soient réalisées en même temps.

Mais au même moment où ce mouvement d'élargissement du marché se développait en s'appuyant sur le credo du non-interventionnisme de l'État, on assiste à un contre-mouvement “anti-laissez-faire” accordant de plus en plus d'importance à la réglementation. Cette tendance “collectiviste” a été le fait des libéraux eux-mêmes, qui avaient besoin de l'intervention étatique pour assurer le libre fonctionnement du système. Cette tendance est manifeste à partir de 1860, mais alors l'interventionnisme ne semble plus planifié pour assurer le règne du marché autorégulateur. Dans les années 1870-1890 se développe ainsi la thèse du complot anti-libéral. Mais Dicey, qui était un libéral convaincu, a bien montré que la vague de réglementation de l'époque ne correspondait nullement à un mouvement collectiviste qui aurait préexisté dans l'opinion publique. Au contraire, et contrairement à la thèse des libéraux selon laquelle le marché n'aurait pas pu jouer pleinement son rôle car il était étranglé par une réglementation tatillonne, il apparaît que la vague législative de l'époque était une tentative de sauver le marché autorégulateur en le mettant à l'abri de tendances perverses.

13. Naissance du credo libéral (suite) : intérêt de classe et changement social

Marx, inspiré par Ricardo, construit une théorie basée sur les antagonismes de classes. Ainsi, marxistes et libéraux se retrouvent pour expliquer les limitations du marché, non comme un processus d'autoprotection, mais comme l'expression d'intérêts de classes divergents. En réalité, l'existence même des classes sociales est déterminée par l'évolution des besoins de la société, et l'on ne peut pas comprendre autrement comment elles naissent, meurent et s'allient entre elles. Or, en règle générale, cette évolution vient de causes extérieures à la société (modification du climat, des techniques, apparition d'ennemis nouveaux ou de nouveaux buts…) : il est donc évident que les intérêts de classes vont dicter les “réponses” à ce changement, mais le “défi” s'adresse à la société dans son ensemble. Le changement social ne peut être compris à long terme par la seule référence aux intérêts de classes, sans prendre en compte la société globale. D'autre part, la doctrine de la nature essentiellement économique des intérêts de classes est tout aussi erronée : ces intérêts sont avant tout sociaux, ils tiennent au statut social, à la sécurité… bien plus qu'au revenu pécuniaire.

Pour justifier le fait que la société n'ait pas à être protégée du marché et étayer leur théorie du complot, les tenants du libéralisme ont fait valoir que, tous comptes faits, la R.I. n'avait pas été si terrible, puisque la constitution du marché du travail s'était accompagnée d'une augmentation visible du revenu réel et de la population. Mais c'est oublier que la catastrophe fut avant tout culturelle, et que l'avènement des “Deux Nations” de Disraëli peut être comparé aux chocs culturels qui touchent les sociétés primitives lorsqu'elles sont mises en contact avec la civilisation occidentale : incapables de s'adapter au nouveau système de valeurs, elles sombrent dans l'apathie, jusqu'à littéralement “périr d'ennui”. En fin de compte, ce qui a pesé sur le mouvement “collectiviste”, ce ne sont pas tant les intérêts des classes en cause que les intérêts de la société dans son ensemble, contrainte de protéger l'homme, la nature et la monnaie d'un marché qui les mettait en danger.

14. Le marché et l'homme

Dans les sociétés régies par des formes traditionnelles de solidarité, nul n'a à craindre la faim tant que la communauté dans son ensemble n'affronte pas la famine. L'avènement du marché autorégulateur, par la fiction du travail-marchandise, met le travailleur dans la dépendance totale de la fabrique et lui fait craindre la faim. Pour protéger la substance humaine de la société, une réglementation est nécessaire, et il est à noter qu'en Angleterre, ce contre-mouvement a été imposé non par la classe ouvrière, qui n'a disposé que tardivement du droit de vote, mais par les représentants des classes moyennes et des propriétaires terriens paternalistes.

L'organisation de la classe ouvrière s'est faite dans deux directions, qui se sont soldées par des échecs : le mouvement coopératif, sous l'influence d'Owen, qui veut réintégrer la société dans l'économie en professant que l'appât du gain n'est pas essentiel, et le chartisme, mouvement politique qui réclamait des droits (et au premier chef le droit de vote) pour le petit peuple. Alors qu'en Angleterre, la classe moyenne ou les squires étaient suffisamment forts pour dominer la vie politique sans avoir à passer d'alliance avec d'autres classes (d'où le fait que les “Trade Unions” aient été le principal facteur d'organisation de la classe ouvrière, contrôlant le parti travailliste), les bourgeoisies du Continent ont elles eu recours à l'aide des classes populaires dans leur lutte contre les vieilles aristocraties : la classe ouvrière a acquis en Europe continentale une plus grande habitude de l'action législative, d'autant plus que la R.I. se traduisait ici par un processus d'ascension sociale bien différent de ce qu'avait pu connaître la “yeomanry” ou les “cottagers” autrefois indépendants et aujourd'hui soumis à la dégradation d'une condition humiliante.

15. Le marché et la nature

La nécessité de la mobilisation de la terre, dont il n'était pas imaginable qu'elle fut vendue ou hypothéquée sous le régime féodal, ou alors dans des conditions très particulières, apparaît avec le développement de formes de capitalisme qui n'étaient pas uniquement commerciales : besoin d'une exploitation individualisée de la terre sous les Tudors (d'où les “enclosures”), développement du capitalisme industriel, encore essentiellement rural au XVIIIe siècle, et surtout croissance des villes industrielles au XIXe siècle, entraînant des besoins pratiquement illimités de nourriture et de matières premières. La commercialisation du sol entraîne la liquidation du féodalisme. Les pas les plus puissants en ce sens sont réalisés par la Révolution Française et par les réformes benthamiennes des années 1830-1840. Dans le même temps, l'utilisation de la terre est soumise aux nécessités de l'alimentation d'une population urbaine croissante, d'où la création d'un marché national et le libre-échange. Mais le libre-échange crée un risque de dépendance alimentaire envers l'étranger, ce qui a nécessité un mouvement de défense de la société. Les classes négociantes et ouvrières étaient plutôt favorable au libre-échange, qui faisait baisser le prix des grains et donc réduisait les salaires. La vieille aristocratie féodale sur le Continent s'y opposait et garantissait la société d'un affaiblissement du monde rural et d'un exode massif vers les villes, ce qui explique qu'elle a continué à exercer une réelle influence dans l'État bourgeois bien après qu'elle a perdu ses fonctions militaires, judiciaires et administratives. L'armée et l'Eglise ont aussi profité de leur capacité à maintenir l'ordre : dans le régime féodal, les émeutes étaient monnaie courante et ne portaient pas trop à conséquence. Dans une économie de marché, au contraire, les affrontements séditieux pouvaient se révéler catastrophiques pour l'économie, faisant s'effondrer la bourse et baisser les prix : il devenait donc nécessaire de réprimer les mouvements sociaux pour sauvegarder le marché. Dans les années 20, la guerre ne laissait plus subsister que deux classes organisées : le prolétariat et la paysannerie. Cette dernière a donc largement profité de sa position pour obtenir des avantages que sa place dans la société n'aurait pas suffi à lui assurer autrement. En réalité, le danger qu'elle était censé conjurer était moins le bolchevisme (la plupart des mouvements populaires y étant farouchement opposés) que l'intervention de la classe ouvrière industrielle dans les affaires de l'État, qui n'aurait pas respecté les règles du marché. Dès que “l'ennemi intérieur” fut subjugué, la paysannerie fut ravalée à son juste rang. Il n'en est pas de même des grands propriétaires terriens, qui ont pu maintenir leur influence par la lutte qu'ils menaient contre le libre-échange, dont le traumatisme de la guerre avait remis à l'honneur la critique en insistant sur la nécessaire autarcie des Etats, ce qui sera l'un des facteurs de la montée du fascisme.

16. Le marché et l'organisation de la production.

Le monde des affaires était lui aussi menacé par le marché autorégulateur : puisque les revenus dépendent des prix, toute variation des prix a des conséquences sur les profits. A long terme, une baisse des prix est catastrophique pour le cycle des affaires. Or, en système de monnaie-marchandise, il peut se révéler impossible en pratique d'augmenter le stock d'or détenu par la nation dans les proportions et avec la rapidité avec laquelle peut se produire une augmentation de la production : la pénurie d'or entraîne précisément cette baisse des prix tant redoutée. C'est pourquoi la banque centrale vient limiter les possibilités d'autorégulation du marché en détenant le monopole de l'émission de monnaie, et en amortissant les effets de la déflation par l'émission de monnaie fiduciaire.

Si la monnaie est source de crises financières fréquentes sur le marché intérieur, elle est par contre le seul moyen de garantir la stabilité des changes si nécessaire au libre-échange. Au XIXe siècle, la foi dans les principes ricardiens était telle que l'étalon-or était universellement accepté, le libre-échange prévalant ainsi sur le commerce intérieur, dont la protection est confiée à la banque centrale. Ceci réduit l'automatisme de l'étalon-or à un pur simulacre, puisque la décision de créer de la monnaie fiduciaire est une décision éminemment politique, ce qui est en contradiction avec la séparation proclamée de l'économie et du politique. A une époque où l'étalon-or apparaissait encore comme le meilleur gage de paix, la figure du banquier, garant à la fois d'un système de crédit intérieur sain par un budget équilibré et de la stabilité des changes extérieurs, connaît son heure de gloire. Quand, après la crise de 29, ces deux conditions apparaissent impossibles à atteindre, on se met à rêver d'une monnaie stable, seule à même d'assurer le développement dans un cadre autarcique. Dès lors, c'est dans le domaine monétaire que l'écroulement de l'économie de marché a été le plus brutal : dans le cas du travail et de la terre, on avait assisté à un contre-mouvement “collectiviste” de restrictions, mais pas à une cassure nette telle que celle qui advient le 21 septembre 1931, quand la Grande-Bretagne abandonne l'étalon-or.

17. L'autorégulation compromise

Un système de marché autorégulateur exige la mise en place de marchés pour la terre, le travail et la monnaie. Mais le seul pays où ces trois marchés étaient totalement libres jusqu'au tournant du siècle était les États-Unis, et encore cela s'explique-t-il par des raisons toutes particulières : la frontière permettait d'étendre les terres cultivées autant que de besoin, l'immigration pourvoyait aux besoins de main-d'œuvre et il n'y avait pas d'engagement de maintenir la stabilité des changes. A partir du moment où ces trois conditions disparaissent, les États-Unis sont comme les autres conduits à réglementer ces marchés par un phénomène d'autoprotection.

De ces trois marchés, c'est sur celui de la monnaie que l'intervention politique produit les plus grands effets. Sur le plan intérieur, les décisions politiques, dont la banque centrale est l'instrument d'exécution, modifient chaque jour l'univers dans lequel se prennent les décisions économiques des agents, selon que les prix sont stables ou non. Sur le plan international, la politique monétaire joue aussi un rôle important en contraignant les Etats à respecter leurs engagements financiers internationaux, dont le volume croît toujours plus alors que le commerce international a tendance à s'atrophier, sous peine d'être exclus du concert des nations. Or, les pays les plus fragiles, lorsqu'ils sont soumis à un choc, peuvent être tentés de répudier leurs engagements financiers internationaux pour tenter de sauvegarder au maximum leurs industries, ce qui pousse les grandes puissances à intervenir militairement de plus en plus souvent pour les forcer à payer leurs dettes coûte que coûte.

18. Tensions et rupture

En économie intérieure, les tensions économiques se traduisent par le phénomène du chômage et peuvent se traduire dans le domaine du politique par la “tension de classe”. Les difficultés dans le domaine de l'économie internationale se traduisent par une “tension sur les échanges”, dont le corollaire dans l'ordre de la politique internationale est l'impérialisme. Les tensions peuvent se transmettre de l'économie à la politique, du domaine intérieur à l'espace international. Le pendant du complot collectiviste invoqué par les libéraux est dans le domaine de la politique extérieure la prégnance de l'impérialisme chez les hommes d'État. Pourtant, jusque vers 1880, il n'est nullement question pour aucun Etat de se mêler en quoi que ce soit des affaires économiques extérieures : l'impérialisme a mauvaise presse, il est dénoncé par Adam Smith comme ruineux, le commerce international est considéré comme une entre prise risquée et aucun Etat n'envisagerait d'intervenir pour protéger les intérêts économiques de ses ressortissants à l'étranger.

Les choses changent après la crise agricole des années 1870, où l'afflux de grains importés déstabilise gravement l'agriculture nationale, et la dépression de 1873-1886. Désormais, l'heure est au protectionnisme, et les Etats sont donc conduits à s'assurer des débouchés extérieurs dans les pays non protégés et les colonies. Le système institutionnel de l'étalon-or, rendant impératif de garantir la stabilité des changes, entrait en conflit avec cet accès d'impérialisme autant qu'il le nécessitait, et ce fut une source de tensions importantes. Sur le plan intérieur, le protectionnisme tendait à transformer les marchés concurrentiels en marchés monopolistes, affaiblissant toujours plus la distinction entre sphères politique et économique indispensable à un système de marché autorégulateur, d'où une deuxième source de tensions. Ces tensions vont en s'accumulant jusqu'au moment où, avec le renoncement à l'étalon-or international, saute la dernière institution du marché.

TROISIÈME PARTIE : LA TRANSFORMATION EN MARCHE

19. Gouvernement populaire et économie de marché

L'abolition de Speenhamland marque le fait que l'État libéral doit se garder d'intervenir dans les affaires économiques. Ce non-interventionnisme est la source de tensions dans la sphère économique, car très vite la société aura besoin de se protéger du tout-marché. Sur le plan politique, la nouvelle loi sur les pauvres, en réduisant les chômeurs à la misère, pousse à l'écrasement du mouvement chartiste, car on ne saurait donner le droit de vote à ceux que la propriété privée opprime si grandement. Aux États-Unis, la Constitution isole le domaine économique du domaine politique, si bien que les masses, même si elles arrivaient au pouvoir, ne pourraient rien contre la propriété privée. En Angleterre, il faut attendre la fin des “hungry forties” (la décennie de disette qui suit 1840) pour que les classes supérieures des ouvriers spécialisés accèdent enfin au droit de vote, après que le système de marché s'est définitivement installé et a assuré la docilité du peuple. La question du gouvernement populaire est la source politique des tensions. Dans le domaine monétaire, le même plan se répète avec la hantise des libéraux pour l'inflation, qui les conduit à tout mettre en œuvre pour protéger l'étalon-or de l'intervention des gouvernements populaires. La protection sociale et l'intervention sur la monnaie étaient des questions largement identiques, et seules des nations dominantes pouvaient s'affranchir des règles d'un budget sain (Cf. le New Deal aux USA) et d'une monnaie stable (inconvertibilité de la £ en 1931) quand les tensions devenaient trop fortes. Dans les pays où les socialistes étaient parvenus au pouvoir après la Première Guerre Mondiale, les contradictions devenaient trop fortes, d'où la vague conservatrice qui les en chassa pour restaurer la monnaie et réduire les acquis sociaux.

Dans les années 20, le rétablissement du système monétaire international est vital, car c'est la seule façon d'assurer la pérennité du marché, et surtout de faire face au crédit international qui se développe rapidement pour permettre aux pays vaincus de payer les réparations et pour permettre plus largement de rétablir la stabilité des prix mondiaux. La SDN a tenté d'y parvenir en faisant porter le fardeau des économies d'Europe orientale, qui n'étaient pas encore stabilisées, sur les épaules des pays d'Europe occidentale, puis sur celles des États-Unis, et en organisant la déflation mondiale. Mais ce mouvement était voué à l'échec : les mouvements de capitaux précipitent la crise et le dogme déflationniste affaiblit les forces démocratiques, qui sans cela auraient pu s'opposer au nazisme. Les seuls à limiter un peu les dégâts sont les États-Unis et la Grande-Bretagne, dont la puissance commerciale leur permet d'abandonner l'étalon-or assez tôt. Ailleurs, la neutralisation des partis ouvriers retranchés dans leur parlement et des industriels accrochés à leurs usines conduit à la paralysie du corps social.

20. L'histoire dans l'engrenage du changement social

Le fascisme ne peut être compris comme un particularisme propre à l'esprit de certains peuples. C'est un phénomène mondial, dû pour une large part à l'effondrement de l'économie de marché dans les années 30. Entre 1917 et 1924, les mouvements fascistes ont pu être utilisés comme supplétifs des forces politiques bourgeoises en lutte contre les mouvements populaires, mais nulle part, à l'exception de l'Italie, ils n'accèdent au pouvoir, car la bourgeoisie est suffisamment forte pour mener par elle-même des mouvements autoritaires et rétablir le fonctionnement du système de marché. De 1924 à 1929, le monde connaît une prospérité retrouvée, et le fascisme n'a plus de raison d'être. Ce n'est qu'à partir du début des années 30 que le marché autorégulateur défaille et que des mouvements fascistes peuvent s'imposer comme solution à l'impasse où s'était engagé le capitalisme libéral par « une réforme de l'économie de marché au profit de l'extirpation de toutes les institutions démocratiques, à la fois dans le domaine des relations industrielles et dans le domaine politique ». Un des traits fondamentaux de la période est l'autarcie croissante des économies, qui va favoriser Hitler dans la mesure où il comprend, souhaite et accompagne ce mouvement en écartant délibérément l'Allemagne de l'économie internationale, alors que l'Angleterre, malgré l'abandon de l'étalon-or, continue de croire au rétablissement prochain du système financier international et soumet donc sa politique à la contrainte forte de la stabilité de la monnaie. De même, l'autarcie de l'URSS, passée la période du communisme de guerre, apparaît moins comme une volonté délibérée des bolcheviks de se tenir à l'écart du commerce mondial que comme une impossibilité pratique pour un pays peu industrialisé qui ne dispose que de matières premières à exporter de maintenir les flux d'échanges avec l'étranger dans un contexte si défavorable de détérioration des termes de l'échange.

21. La liberté dans une société complexe

« La faiblesse congénitale de la société du XIXe siècle ne vient pas de ce qu'elle était industrielle, mais de ce qu'elle était une société de marché. » (p. 321 sq., c'est l'auteur qui souligne). Le marché n'est pas une institution naturelle, contrairement à ce que pensaient les libéraux. Peut-on construire une société industrielle en dehors de l'institution du marché ?

C'est possible, en mettant le travail, la terre et la monnaie hors marché, i.e. en fixant leur valeur par des mécanismes de négociation entre les partenaires sociaux et l'État, en dehors des mécanismes de marché. Pour tous les autres biens, les marchés continueraient d'exister, tout en cessant totalement d'être un organe d'autorégulation économique.

Dans une telle société où le marché est un outil au service de l'épanouissement de la personnalité humaine, la liberté est un bien en soi. Au niveau institutionnel, on doit garantir les libertés individuelles, même au détriment de l'efficacité économique. Une société complexe peut se le permettre. Mais pour que liberté juridique et liberté réelle coïncident, il faut créer les conditions institutionnelles qui le permettent. La réglementation et la contrainte peuvent paraître liberticides au nanti, mais sont nécessaires pour assurer la liberté du plus grand nombre. « Au niveau institutionnel, la réglementation étend et restreint la liberté ; seule la balance des libertés perdues et gagnées a un sens » (p. 326).

Au niveau moral, le libéralisme économique a imprimé une fausse direction à l'idée de liberté en confondant liberté et absence de contraintes. La société fondée sur le marché pouvait poser la triple équivalence “économie = relations contractuelles = liberté”, puisque l'État et la société étaient fermement tenus à l'écart du marché autorégulateur.

En réalité, bien sûr, il n'existe pas de société sans pouvoir. C'est la ligne de partage entre le libéralisme, d'une part, le fascisme et le socialisme, de l'autre. Ces derniers acceptent tous deux la réalité de la société, i.e. le pouvoir et la coercition. Ce qui les sépare fondamentalement est de nature morale : c'est la place accordée à la liberté. « La découverte de la société est donc soit la fin, soit la renaissance de la liberté. Alors que le fasciste se résigne à abandonner la liberté et glorifie le pouvoir qui est la réalité de la société, le socialiste se résigne à cette réalité-là et, malgré cette réalité, prend en charge l'exigence de la liberté » (p. 333).