(3 mars 2001)
Article paru dans Pour la République Sociale 45, juin 2001.
Aura-t-il suffi de rebaptiser l'impôt négatif de Milton Friedman en "prime pour l'emploi" pour en faire une mesure de gauche ? Ainsi posée, la question relève pour le moins de l'aporie : l'impôt négatif n'est pas, en soi, une mesure néolibérale.
Bien au contraire, l'impôt négatif s'apparente
sur le plan technique à un revenu minimum garanti, dont l'idée
est avancée, sous des modalités diverses mais
convergentes, par de nombreux chercheurs et intellectuels opposés
au libéralisme, tels André Gorz, Philippe Van Parijs,
ou le théoricien du mouvement anti-utilitariste dans les
sciences sociales (MAUSS), Alain Caillé. Dans un article
intitulé « Trente thèses pour contribuer à
l'émergence d'une gauche nouvelle et universalisable
», celui-ci écrivait : « Parce que
nos sociétés se déshonoreraient si elles
acceptaient de laisser subsister certains de leurs membres en dessous
du niveau de ressources matérielles minimales indispensables à
la survie économique et sociale, il est nécessaire
d'instituer, là où il n'existe pas en Europe,
de préserver et de renforcer, là où il existe
déjà, un revenu minimum, que l'on peut nommer
revenu de citoyenneté » (La revue du
MAUSS semestrielle, n°9, 1er semestre 1997,
p.323).
Un tel revenu d'existence se distinguerait de l'actuel
RMI par le fait qu'il ne serait pas soumis à condition
(l'obligation d'insertion faisant peser, ne serait-ce que
moralement, la charge du chômage sur le privé d'emploi).
De plus, il serait cumulable avec d'autres revenus : un
chômeur qui retrouverait du travail ne verrait pas son
allocation amputée du montant de son salaire. Ceci permettrait
de résoudre le fameux problème de la "trappe à
inactivité" (la baisse des revenus n'incitant pas,
selon les libéraux et les experts du gouvernement, à
reprendre une activité).
Ainsi conçu, l'impôt négatif est
essentiellement un instrument de redistribution des revenus. Il
apporte un élément de progressivité dans un
système fiscal qui l'est globalement assez peu. Sa mise
en œuvre, certes coûteuse, est vraisemblablement à
la portée d'un pays riche où existerait une vraie
volonté politique de réforme en profondeur de la
fiscalité. La principale question qu'il doit nous poser
est celle-ci : est-il moralement et psychologiquement
souhaitable que les citoyens tirent une partie non négligeable
de leurs revenus de la subvention publique ? Ne risque-t-on pas
ainsi de dévaloriser le rôle intégrateur du
travail en ne prenant en compte que l'aspect purement comptable de
l'existence ? Il est vrai cependant que la majorité des
partisans d'une telle allocation considèrent que, dans
une société post-industrielle, la norme de l'emploi
salarié perd de sa centralité au profit de l'économie
du don et du bénévolat.
Ce n'est toutefois pas dans la voie de cette " utopie concrète " que s'est engagé le gouvernement avec la "prime pour l'emploi", enfant légitime de Laurent Fabius et de DSK. Trois ordres de critiques doivent être dégagés, qui tous convergent vers la plus grande circonspection à l'égard d'une mesure imposée dans la précipitation et la confusion.
Tout d'abord, quel est le rôle de cette prime ? La
baisse de la CSG, censurée par le Conseil constitutionnel pour
rupture de l'égalité devant l'impôt,
avait été conçue dans un but d'affichage
politique, pour compenser des baisses de la fiscalité sur les
hauts revenus qui, sans cela, auraient été décidément
trop voyantes. La "prime pour l'emploi" rend cet
objectif redistributif secondaire, en mettant en valeur la lutte
contre le chômage. Réservée aux salariés,
elle vise bien à inciter les chômeurs à reprendre
un emploi pour augmenter leurs revenus, s'inscrivant dans la
lignée libérale ouverte par le rapport Pisani-Ferry.
Les spécialistes de l'histoire politique auront un jour à
s'interroger sur ce curieux paradoxe qui veut que ce soit
précisément au moment où l'économie
américaine entame un « repli »
inquiétant qu'une fraction de la social-démocratie
dépose les armes, faisant des privés d'emploi les
principaux responsables de leur situation.
Même si l'on ne goûte guère ce thé
néolibéral, encore pourrait-on s'incliner,
pragmatiques, devant la réussite d'une politique de lutte
contre le chômage. Mais là encore, les faits sont
têtus : l'équivalent de la prime pour l'emploi
existe aux État-Unis et en Grande Bretagne, avec un effet sur
l'emploi pour le moins ambigu. En fait, il apparaît que
ces dispositifs ont surtout incité une partie des
bénéficiaires, et en tout premier lieu les femmes, à
abandonner leur emploi à plein temps pour un emploi à
mi-temps, le crédit d'impôt leur assurant un revenu
à peu près constant. On peut donc craindre que la
"prime pour l'emploi" soit surtout une prime pour le
patronat, qui en profiterait pour proposer toujours plus de mauvais
emplois, de petits boulots à temps partiel et mal payés
en reportant sur la collectivité la charge d'assurer le
traitement social de la pauvreté laborieuse ainsi créée.
Enfin, la "prime pour l'emploi" est
fondamentalement porteuse d'inégalité. Le Conseil
de l'emploi, des revenus et de la cohésion sociale
(CERC), présidé par Jacques Delors, ne s'y est
d'ailleurs pas trompé, qui dénonce dans un rapport
rendu public le 27 février le caractère inéquitable
d'un mesure qui exclut les ménages les plus défavorisés.
Les chômeurs (on est encore loin du plein emploi) sont oubliés
par le crédit d'impôt, alors que les familles les
plus pauvres sont justement celles où l'un au moins des
parents est dans cette situation. D'autre part, une bonne partie
des travailleurs les moins qualifiés sont régulièrement
sujets à des période de chômage entre deux CDD, pendant lesquelles ils ne toucheront pas la fameuse prime. En
définitive, corriger des inégalités en créant
d'autres injustices est un remède pire que le mal
Rétive aux valeurs de la social-démocratie, périlleuse au salariat, hostile aux plus démunis, la "prime pour l'emploi" est révélatrice d'une incapacité croissante à penser l'avenir. D'aucuns se consoleront sans doute en pensant que la droite est aujourd'hui dans un tel état de décomposition que, moyennant une petite inversion du calendrier électoral, elle ne constituera pas un gros écueil en 2002. Ce serait oublier les paroles que, d'après Xénophon, Cambryse adressait à Cyrus : « Mon fils, il n'est pas permis de demander aux dieux le prix de l'arc, quand on n'a jamais manié un arc, ni de conduire un vaisseau dans le port, quand on est ignorant de la mer, ni de n'être point vaincu quand on n'a pas pourvu sa défense ».