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La Commission nationale de l’informatique et des libertés a procédé les 18 et 25 janvier 2007 à des auditions sur les statistiques « ethniques », remettant d’une certaine manière sur le devant de la scène la question d’une évolution de la loi française en ce domaine.

Sur le principe, je ne vois pas comment on peut s’y opposer si l’on est républicain. L’évolution de Dominique Schnapper sur ce sujet est très révélatrice1. L’élaboration de statistiques portant sur la race, l’origine nationale ou l’appartenance religieuse ne sont pas un bien qui se suffirait à lui-même et qui aurait sa logique propre (démocratie contre République, pour parler comme Régis Debray), mais un outil complémentaire et indispensable pour quantifier et caractériser les discriminations. La pratique du « testing » ne suffit pas : elle est bien adaptée à la documentation des discriminations directes, qu’elles soient volontaires (préjugés racistes d’un employeur...) ou involontaires (conformité aux exigences d’un donneur d’ordre, prise en compte de la réalité des exclusions du monde du travail dans les plans locaux d’insertion par l’économique au moment du choix des candidats à présenter...). Par contre, les discriminations indirectes ne peuvent par définition être constatées que par la comparaison statistique avec un milieu de référence, qui impose le recueil de statistiques sur la race.

« La notion de discrimination indirecte a été élaborée par la Cour de justice dans un arrêt Sotgiu du 12 février 1974, qui énonce que “le droit communautaire prohibe non seulement les discriminations ostensibles [...] mais encore toutes les formes dissimulées de discrimination qui, par application d’autres critères de distinction, aboutissent en fait au même résultat”. Des critères comme le lieu d’origine ou le domicile d’un travailleur peuvent par exemple, “selon les circonstances, constituer, dans leur effet pratique, l’équivalent d’une discrimination à raison de la nationalité”, et se trouvent à ce titre prohibés. De même, le recours à un critère apparemment neutre comme le fait de travailler à mi-temps peut aboutir, dans les faits, à un résultat très proche de celui qui aurait été obtenu si on s’était fondé sur le sexe : il s’agit alors d’une discrimination indirecte. La discrimination indirecte est donc recherchée à partir d’une analyse des situations concrètes, une règle de prime abord irréprochable pouvant faire naître, de facto, une situation de déséquilibre. La définition complète désormais en vigueur (directive 2002/73 du 23 septembre 2002, transposable à d’autres motifs de discrimination que le sexe) la décrit comme “une situation dans laquelle une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre désavantagerait particulièrement des personnes d’un sexe par rapport à des personnes d’un autre sexe, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soient objectivement justifiés par un but légitime et que les moyens pour parvenir à ce but soient appropriés et nécessaires”. »

Source : Gwénaële Calvès, « Renouvellement démographique de la fonction publique de l’État : vers une intégration prioritaire des Français issus de l’immigration ? », Direction générale de l’administration et de la fonction publique, Paris, La Documentation française, 2005, p. 33 http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/054000104/index.shtml

Bien sûr, on peut toujours emprunter des chemins détournés pour saisir un indicateur de la caractéristique recherchée. Le plus commun de ces artifices est l’usage du patronyme, croisé avec le lieu de naissance de l’individu ou de ses parents. Ainsi, Fabien Jobard et Marta Zimolag2, étudiant un échantillon de 1 500 infractions à l’encontre des personnes « dépositaires de l’autorité publique » jugées de 1965 à 2003 dans un TGI de la grande périphérie parisienne, constatent que les ressortissants du groupe « Maghrébins » sont plus souvent que les « Autres » incriminés par les policiers pour des faits d’outrage-rébellion ou violence (qui sont punis de prison dans 20 à 40 % des cas, alors que ce n’est le cas que de 10 % des outrages simples), ce qui, combiné avec d’autres inégalités sociales, les conduit aussi à écoper plus souvent d’une peine de prison ferme. Ces résultats sont certes déjà impressionnants, mais il faut se souvenir que la méthode utilisée ne permet pas vraiment d’identifier les « Autres » comme « ceux qui sont considérés comme Blancs ». Le footballeur-militant Thierry Henry, de nationalité française et né natif du 91, serait ainsi le cas échéant comptabilisé dans ce groupe « Autres ».

Au delà de l’aspect purement juridique de la caractérisation des discrimination, on peut aussi mettre en avant un argument organisationnel, qui touche au renforcement des politiques publiques de lutte contre les discriminations. Il est en effet assez probable que le fait même d’organiser la collecte les données permet aux acteurs de prendre conscience des discriminations, et les incite à se mobiliser pour changer les pratiques. Concernant les discriminations liées à la couleur de peau, l’origine ou la religion, il n’y a pas d’évidence nette de cet effet en France, et pour cause. Mais la création de véritables « organisations militantes » au sein de l’administration a permis de prendre en charge avec un certain succès d’autres discriminations majeures, comme celles liées au genre, allant même jusqu’à imposer un large consensus social sur la nécessité d’une régulation bureaucratique des candidatures pour les scrutins de liste. L’universalisme proclamé des politiques publiques n’est donc pas incompatible avec la prise en compte d’intérêts catégoriels :

« Pourtant, le gouvernement français, après mûr examen, n’est pas exempt de toute représentation d’intérêts particuliers. Un grand nombre de ministères ont pour but de servir certaines catégories : les agriculteurs (ministère de l’agriculture et de la pêche) ou les petites et moyennes entreprises (ministère des petites et moyennes entreprises, du commerce, de l’artisan et des professions libérales). Le ministère de la défense possède un ministre délégué aux anciens combattants, comparable au Veteran’s Affairs des États-Unis. La France s’est également dotée d’institutions administratives chargées de représenter les intérêts des femmes. En 1971, le ministère du travail a créé le Comité pour l’emploi des femmes, qui avait pour but d’étudier les activités économiques des femmes et de promouvoir l’égalité de traitement à l’embauche. En 1983, le Conseil supérieur sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes a remplacé le Comité. Au cours de ces dernières années, les droits de la femme ont encore progressé grâce à la création d’autres structures, comme par exemple l’Observatoire national sur la pauvreté et l’exclusion sociale (1998), le Secrétariat d’État aux droits de la femme et à la formation professionnelle (1998), et l’Agence des droits de la femme (1998), principale branche administrative du secrétariat d’État. Ces agences montrent bien la vigueur de la représentation active pour certaines valeurs, dans le système politique français. »

Source : Kenneth J. Meier K. et Daniel P. Hawes, « Le lien entre représentativité passive et active de l’administration », Revue française d’administration publique 2006/2, n° 118, p. 274.

Enfin, il faut faire intervenir l’opportunité politique, tant il est vrai que la statistique publique ne peut pas être déconnectée des usages sociaux qui en sont faits. Un des arguments souvent avancés par les partisans du multiculturalisme est que l’idéologie franco-républicaine, en se proclamant en principe aveugle à la couleur (color-blind), fait aussi preuve d’aveuglement face aux discriminations réelles. Pourtant, on n’a jamais autant parlé de discriminations et de discrimination positive que depuis que Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy en ont fait leurs chevaux de bataille respectifs. La République serait-elle soluble dans la discrimination ?

L’observateur attentif n’aura pas manqué de relever les glissements successifs dans la manière dont ces questions se sont inscrites et continuent de s’inscrire dans l’agenda politique. Dans leurs contributions à un ouvrage collectif récent, Didier Fassin3 et Gérard Noiriel4, chacun dans un registre qui lui est propre, analysent le double mouvement de rejet vers les marges et d’euphémisation qui contribue à rendre la lutte contre les discriminations politiquement inoffensive pour la droite. Les discriminations raciales sont ainsi présentées comme un phénomène marginal, par un subtil tour de passe-passe qui consiste à les assimiler à des comportements racistes, qui ne sauraient donc être imputés qu’à une marge politiquement déviante d’électeurs du Front National. Ceux-ci pourront par ailleurs être facilement dédouanés dans un deuxième temps en constatant sur le ton de l’évidence que quand on ajoute à cela le bruit et l’odeur... (« et ce n’est pas être raciste que de dire cela ! »).

La pression médiatique impose autant qu’elle subit les évolutions du discours politique vers une suite de réactions instantanées, simples, d’autant moins articulées entre elles qu’elle font largement appel à l’émotion. Elle conduit donc à faire émerger une vision moralisatrice des discriminations qui permet à chacun de s’exonérer à moindres frais de ses responsabilités en les rejetant sur l’extrémisme de droite et/ou la concurrence des victimes. Mais plus encore, les discriminations sont présentées comme un phénomène résiduel, puisque les pouvoirs publics affirment expressément la volonté de tout faire pour les réduire. Ce qui permet par ailleurs d’opérer un deuxième glissement sémantique, passant du registre de la lutte contre les discriminations (qui met l’accent sur les manques, et les manquements à l’ordre public social, dont souffrent certaines catégories spécifiques) à celui de la promotion de l’égalité des chance (dont peuvent se prévaloir tous les citoyens français, sans distinction d’origine, de race ou d’opinions même religieuses).

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Pour autant, la mise en œuvre de statistiques « ethniques »5 se heurte à des difficultés pratiques particulièrement ardues. Laissant volontairement de côté les problèmes d’assignation d’une identité communautaire, qui relèvent de la philosophie, je voudrais insister sur deux points qui tiennent prosaïquement à la méthodologie de recueil des données.

La première question relève de la nomenclature. Faire des statistiques « ethniques », c’est bien, mais quelles « ethnies » faut-il retenir ? Tous les États n’insistent pas forcément sur les mêmes critères. Au Canada, doté de deux langues officielles, le critère linguistique est important. Aux États-Unis, celui-ci est aussi pris en compte à travers la distinction entre hispaniques et non-hispaniques, qui se superpose à des critères ethniques qui font sens pour les individus (et ceci d’autant plus que le « patrouillage des frontières » de races se superpose largement aux frontières de classes6). En France, la Commission nationale consultative des droits de l’Homme fait réaliser chaque année un sondage sur la perception du racisme dont une question retient un certain nombre de catégories nationales, ethniques et religieuses issues du sens communs qui sont purement et simplement naturalisées. (La question est ainsi formulée : « Pour chacune des catégories suivantes, dites-moi si elle constitue aujourd’hui en France... Un groupe à part dans la société / Un groupe ouvert aux autres / Des personnes ne formant pas spécialement un groupe / NSPP ». Les catégories sur lesquelles les sondés ont été successivement interrogés en 2006 sont les suivantes : « les gens du voyage (Gitans, Tziganes, Roms) », « les musulmans », « les Maghrébins », « les juifs », « les asiatiques », « les noirs », « les homosexuels », « les catholiques »7). Pour ne prendre qu’un exemple des difficultés soulevées par cette méthode, est-ce que cela fait sens pour les individus de ne retenir qu’une catégorie « Noirs », ou bien doit-on distinguer des « Antillais » et des « Africains » ? Et quid des Antillais revendiquant, à travers la mémoire de l’esclavage, leur passé Africain, ou des habitants Blancs des Antilles ? En l’absence de référentiel validé par une longue pratique, il est probable que des catégories « ethniques » ne seront pas d’un usage aussi aisé que les catégories socioprofessionnelles. En d’autres temps, la IIIe République coloniale s’était d’ailleurs heurtée à cet écueil, ce qui conduisait un tribunal algérois, dans un arrêt de 1903, à identifier parmi les sujets de la République soumis au statut personnel des « indigènes musulmans chrétiens »8.

Une autre solution, évitant les affres de la classification a priori, serait de recourir, comme aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, à l’autodéclaration9, chacun étant laissé libre de nommer comme il l’entend le groupe auquel il se sent appartenir. Mais là encore, on sait que l’identité culturelle est une ressource qui n’a pas la même valeur pour tous les groupes sociaux. Les personnes socialement défavorisées sont plus enclines à s’identifier à une identité culturelle qui constitue à la limite leur seul élément d’affiliation, à rebours du monde vécu plus mondialiste des élites. Les taux d’autodéclaration ne seront donc pas les mêmes selon le statut social, ce qui introduit un biais important dans la signification des données.

Enfin, la deuxième question est celle du degré de consensus que recueillerait dans la population le recollement régulier de statistiques portant sur l’origine nationale, ethnique ou religieuse. D’une part, en France plus qu’ailleurs, la « fiction d’ignorance légale » des caractéristiques particulières propres aux individus revêt un caractère de légitimité particulièrement fort dans la population. Autant qu’une protection contre un usage discriminatoire qui pourrait être fait de telles statistiques, il faut y voir un véritable tabou, qui touche à ce que la République française a de plus sacré. Ainsi, lorsqu’en 2001, le Haut Conseil à l’intégration, à l’époque présidé par Roger Fauroux, entreprit de réaliser une enquête auprès d’administrations, établissements d’enseignement supérieurs et grandes entreprises publiques ou privées pour évaluer la place qu’occupaient dans leur encadrement les Français originaires de l’étranger ou des DOM, il essuya un refus de coopération de quinze des vingt-cinq structures contactées. Ces réticences sont d’autant plus notables que les questions posées, selon la procédure officielle très stricte qui permet l’anonymat complet des réponses, étaient somme toutes assez anodines.

« Cette gêne est apparue si forte qu’elle a donné le sentiment aux responsables de l’étude de “poser une question qui ne se pose pas”, soit qu’elle ne constitue, aux yeux des personnes interrogées, ni un problème ni une grille pertinente d’analyse des mécanismes de sélection de l’encadrement dans le monde du travail, soit qu’elle susciterait trop de polémiques, d’ambiguïtés, dans un univers qui préfère les éviter.
On observe un décalage entre le malaise des directions de ressources humaines et l’absence de réactions hostiles des cadres interrogés. En effet, il n’y a pas eu de rejet de l’étude qui n’a suscité ni refus de principe ni polémique. »

Source : Haut conseil à l’intégration, Les parcours d’intégration, Paris, La Documentation française, 2001, p. 16 http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/014000758/index.shtml

D’autre part, il faudrait évaluer les réticences des personnes appartenant aux groupes discriminés à l’égard de la collecte de ces données. Ne seraient-ils pas fondés à y voir une stigmatisation de plus, à l’instar de ces élèves, plutôt plus réfléchis que la moyenne mais sans doute peu assurés de leur légitimité dans le système scolaire, qui s’élevaient à la suite d’un cours sur la structure sociale et les inégalités contre la pratique courante, lorsqu’on leur fait remplir une fiche de renseignements en début d’année, de demander la profession des parents. Le paradoxe est que ceux qui ont le plus intérêt, collectivement, au dévoilement des discriminations structurelles existant au sein de la société, pourraient bien se satisfaire, à titre individuel, d’une situation d’invisibilité statistique qui ne les renvoie pas à une appartenance disqualifiante.



Notes :

1 Laetitia Van Eekhout, « Recensement “ethnique” : le débat français », Le Monde, 9 novembre 2006.

2 Fabien Jobard et Marta Zimolag, « Quand les policiers vont au tribunal. Étude sur les outrages, rébellions et violences à agents », Questions pénales XVIII-2, mars 2005 http://www.cesdip.org/IMG/pdf/QP_03_2005.pdf

3 Didier Fassin, « Du déni à la dénégation. Psychologie politique de la dénégation des discrimination », in Didier Fassin et Éric Fassin [dir.], De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2006, pp. 133-157.

4 Gérard Noiriel, « “Color blindness” et construction des identités dans l’espace public français », op. cit. , pp. 158-174.

5 Il va sans dire que ces statistique ne sauraient être conservées dans des fichiers nominatifs sans faire courir de graves dangers à la démocratie, y compris dans des régimes libéraux.

6 Michèle Lamont, La dignité des travailleurs. Exclusion, race, classe et immigration en France et aux États-Unis, Paris, Presses de Sciences Po, 2002.

7 Commission nationale consultative des droits de l’Homme, La lutte contre le racisme et la xénophobie : rapport d’activité 2005, Paris, La Documentation française, 2006, annexe 6 http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/064000264/index.shtml

8 Jean Baubérot, L’intégrisme républicain contre la laïcité, Paris, Éditions de l’Aube, 2006, p. 61.

9 Dans ces deux pays, les individus se voient proposer une liste de catégories ethno-raciales prédéfinies, mais ils peuvent aussi choisir de renseigner eux-mêmes leur ethnie.