Éditions du cerf, Coll. “ Passages ”, Paris, 2000 (édition originale allemande : 1992).
Résumé du chapitre IV (pp. 88 à 111).
« L'homme développe ses capacités cognitives à partir des situations où ses actes habituels deviennent soudain problématiques » (p. 88), i.e. quand « ses schémas d'interprétation, jusque-là objectivement confirmés, perdent leur validité et ne sont plus que des représentations purement subjectives coupées du reste de la réalité » (p. 88). Pour parvenir à la pleine conscience de sa subjectivité, il faut se tourner vers un type particulier de situations-problèmes : l'interaction humaine.
« Lorsque quelqu'un réagit aux conditions météorologiques, cela n'a aucune incidence sur le temps lui-même. Peu importe, pour le succès de son comportement, qu'il prenne conscience de ses propres attitudes et de ses manières de réagir, il doit seulement être attentif aux signes de pluie et de beau temps. Les comportements sociaux efficaces, en revanche, nous conduisent sur un terrain où la conscience de nos propres attitudes aide à contrôler le comportement d'autrui. »1.
Mais ce qui compte, ce n'est pas tant la possibilité de la conscience de soi que les modalités pratiques par lesquelles on obtient confirmation de ce qu'on incarne un certain type de personne humaine, i.e. l'incorporation de la morale au sens d'ensemble d'attentes normatives, « car ces normes intériorisées lui disent à la fois quelles attentes il peut légitimement adresser aux autres membres du groupe, et quelles obligations il est tenu de remplir à leur égard » (p. 95). La socialisation est l'histoire de l'élargissement progressif du cercle dont les attentes sont prises en compte, qui devient peu à peu un “autrui généralisé”. Cette faculté de se percevoir du point de vue de l'“autrui généralisé” fonde la capacité de se percevoir comme personne juridique, dotée de droits garantis par l'“autrui généralisé”. La garantie de ces droits est nécessaire au respect de soi car elle confirme la valeur sociale de son identité.
Mais l'appartenance à une communauté apporte aussi des devoirs. C'est contre eux (incarnés dans le “moi” comme accès à l'“autrui généralisé”) que se lève le “je”, qui est « la réaction de l'individu à l'attitude de la communauté telle qu'elle apparaît dans sa propre expérience » (p. 99). Le “je” est la force de créativité de l'esprit humain. Il pousse sans cesse à élargir le cadre des possibilités d'expression de l'individualité, et pour cela agit sur le “moi” en posant que ce que l'“autrui généralisé” de la société réellement existante ne reconnaît pas comme comportement juste et enviable, un “autrui généralisé” dans une société future pourrait l'approuver. Il y a donc une lutte incessante pour élargir les normes incarnées dans l'“autrui généralisé”, aboutissant à un processus de « libération de l'individu » consubstantiel au mouvement de la civilisation.
« Autrement dit, la société humaine primitive laisse beaucoup moins de place à l'individualité, c'est-à-dire à la pensée et à la conduite originales, uniques ou créatrices, de l'individu appartenant à cette société. En fait, l'évolution de la société humaine civilisée à partir de la société primitive a dépendu largement, ou même a résulté d'une libération sociale progressive de l'individu et de sa conduite, ainsi que des modifications et des élaborations du processus social humain qui ont été rendues possibles par cette libération. »2
Le “je” n'agit pas seulement pour élargir l'espace de l'autonomie personnelle (“liberté par rapport aux lois”), mais aussi comme vecteur de l'autoréalisation personnelle (“réalisation de l'identité”). En partant du présupposé anthropologique que l'homme cherche à exister en tant qu'individu unique et irremplaçable, G. H. Mead propose une autre classe d'expression de la personnalité. Il ne développe cependant pas cette deuxième direction, qui conduirait à un concept éthique d'“autrui généralisé” dans lequel le “moi” trouverait la confirmation de la reconnaissance de ses particularités individuelles (sentiment de supériorité). La faiblesse de son analyse vient de ce que, pour éviter de faire dépendre son raisonnement des valeurs propres à chaque société, il est conduit à limiter l'autoréalisation à un principe fonctionnaliste : on est estimé par sa capacité à remplir un travail, une fonction socialement utile. Mais la notion même d'“utilité sociale”, de “vie bonne”, n'est absolument pas neutre axiologiquement.
1George Herbert Mead, “ Social Conciousness and the Conciousness of Meaning ”, dans Selected Writings, p. 131. (Cité par A. Honneth à la page 89).
2G. H. Mead, L'Esprit, le soi et la société, p. 121. (Cité par A. Honneth, p. 102).