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Une session de formation des enseignants dans l'académie de Clermont-Ferrand organisée par l'IUFM en collaboration avec l'Institut théologique d'Auvergne, suivie quelques jours plus tard d'un colloque national sur l'enseignementdu fait religieux ont suscité récemment quelques remous. De la part d'un ministre-philosophe mondain dont les trois filles étudient dans l'enseignement privé catholique, il ne semble guère réaliste d'attendre qu'il s'oppose avec vigueur aux tentatives de groupes religieux institués de prendre pied dans l'école par le biais d'une formation des enseignants au "fait de croyance", ou plus subtilement par son refus (une enseignante d'histoire-géo interrogée par Le Monde daté du 7 novembre 2002, p.12, raconte ainsi qu'« exceptionnellement », des élèves ont pu me dire que je n'avais pas le droit de parler de l'islam ou que je n'avais pas le droit de toucher le Coran ").

Mais la question de la laïcité de l'État ne touche pas seulement l'école, même si celle-ci est un lieu très sensible de cristallisation des oppositions. La récente sortie du Président Giscard d'Estaing (Le Monde, 9 novembre 2002, p. 2) sur le caractère inopportun d'une adhésion de la Turquie à l'UE en est peut-être la dernière illustration. On peut craindre que la critique d'un processus d'élargissement économique incontrôlé visant à la destruction de l'intégration politique ne soit que l'étui pénien, certes élégant, d'une "Europe chrétienne" assise sur l'autorité chancelante de la tradition. Par tradition politique, je suis plus sensible à la praxis qu'aux valeurs, et c'est ce qui fonde mon opposition à l'introduction d'une référence explicite aux "valeurs chrétiennes" dans les traités et conventions. Mais si l'on veut retoquer la Turquie au nom de valeurs de l'Europe (au sens où il existe un Institute for American Values) qui resteraient à définir, il vaudrait mieux le dire clairement et ouvrir un débat public à ce sujet.

Par cet exemple, je voudrais relever ce que le rapport si compliqué entre domaine politique et domaine religieux a de fondamentalement ethnocentrique. Ce n'est pas rabaisser la laïcité que de rappeler sa prétention universaliste à la particularité du cadre social qui a permis son émergence ; nous sommes en présence d'un problème propre à l'Occident, défini par Pierre Legendre comme "civilisation du droit civil". Il ne s'agit pas pour moi de nier les rapports ambigus, voire antagonistes, qu'ont pu entretenir le religieux et le politique dans d'autres civilisation que la nôtre ; ce fait est par exemple établi pour l'islam de la fondation par Mohammed Arkoun dans la dernière livraison de la revue Cités (Mohammed Arkoun, " Islam et démocratie. Quelle démocratie ? Quel islam ? ", Cités n°12, Paris, PUF, 2002, pp. 81-99). Pour autant, le hau, ou "force de la chose donnée" si cher aux professeurs de sciences économiques et sociales (voir par exemple http://www.ac-versailles.fr/PEDAGOGI/ses/reserve/default.htm) n'a que peu à voir avec l'administration des choses ou la libre discussion fondée sur la raison dont elles doivent faire l'objet.

Il faut suivre ici Hannah Arendt lorsque, posant la question "Qu'est-ce que l'autorité ?", elle remarque l'innovation majeure que constitue l'accent mis sur la fondation par les Romains : « En opposition à la Grèce, où la piété dépendait de la présence révélée et immédiate des dieux, ici religion voulait dire littéralement re-ligare : être lié en arrière, obligé à l'effort énorme, presque surhumain et par conséquent toujours légendaire pour poser les fondations, édifier la pierre d'angle, fonder pour l'éternité. (…) Le pouvoir de la fondation elle-même était religieux, car la cité offrait aussi un foyer permanent aux dieux du peuple - autre différence avec la Grèce, dont les dieux protégeaient les cités des mortels et résidaient à l'occasion chez eux mais avaient leur propre séjour, loin des demeures des hommes, sur le mont Olympe » (Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, coll. "Folio/essais", 1972, p.160).
Ainsi, pour les successeurs des Romains, croyance religieuse et croyance politique allaient-elles se trouver indissolublement liées. Ce lien ne tient pas à une prétendue mainmise de l'Eglise sur la conduite des monarchies de droit divin : les premiers chrétiens, sitôt qu'ils eurent rendu à César ce qui lui appartenait, professaient une doctrine strictement apolitique, et cela dura jusqu'à ce que l'effondrement de l'empire romain ne laisse un vide qu'il a bien fallu combler. Il tient à l'existence de normes, d'un ensemble de contraintes et de prohibitions qui règlent la conduite et l'action des membres d'une communauté, et au fait que ces normes sont le résultats de croyances. Marcel Gauchet, dans un article pour la revue Le Débat n°115 (mai-août 2001) repris dans La démocratie contre elle-même (Paris, Gallimard, coll. "Tel", 2002, pp. 91-108), montre dans un style limpide la transformation de ces croyances qui allait aboutir au monde moderne. L'âge religieux était fondé sur la croyance en une norme transcendante, extérieure à l'homme (hétéronome) et s'appuyant sur l'autorité du passé. Si « l'ordre hétéronome est foncièrement passéiste », c'est que « l'extériorité métaphysique radicale du fondement implique l'antériorité temporelle du fondement. Nous ne sommes pour rien dans l'ordonnance du monde où nous vivons. Elle nous est essentiellement donnée et imposée par plus haut que nous. La supériorité de sa source se marque dans sa précédence par rapport à la volonté humaine. (…) Nous recevons l'ordre qui nous tient ensemble, et nous avons à le transmettre tel que nous l'avons reçu. C'est en ce sens que les sociétés de religion sont des sociétés de tradition, dans un sens bien plus fort que ce que nous mettons spontanément sous ce terme. » (Marcel Gauchet, p. 94. C'est lui qui souligne). Or, ce à quoi nous assistons en Europe entre 1750 et 1780, c'est à la découverte de ce que la société se produit elle-même. Cette aspiration à l'autonomie, qui était déjà présente chez des auteurs aussi peu suspects d'athéisme que Hobbes ou Spinoza, se marque alors d'un renversement du discours que la société tient sur elle-même. Avec le thème du progrès, qui apparaît vers 1750, le temps social valorisé passe du passé au futur. Le mode de gouvernement légitime s'en trouve changé, avec l'aspiration à la démocratie civile-bourgeoise, d'essence représentative. La politique se sépare alors du religieux, non seulement sur le plan juridique (spéciale dédicace au petit père Combes) mais surtout dans l'ordre du discours : « L'idéologie va être le discours de la société sur elle-même chargé tout à la fois d'expliquer son histoire, de justifier les choix appelés par son travail politique sur elle-même et de fournir une définition de l'avenir » (p.96). Toute idéologie comprend donc nécessairement trois composantes : rationalité (qui explique le monde tel qu'il est), croyance (qui sert de principe de justification à l'ordre social existant) et eschatologie (qui dit ce qui doit advenir).

Si la religion est peu à peu dépossédée de son secteur d'intervention séculier, elle n'en disparaît pas pour autant, et ceci pour deux raisons :
D'une part, les penseurs réactionnaires d'inspiration chrétienne rencontrent le projet porté par Comte ou Durkheim d'un ordre social harmonieux où la religion (ou une religion civile) serait porteuse de lien social, et en privilégiant l'appel au passé au détriment des racines proprement théologiques de la religion ils contribuent à rendre de plus en plus impensable la figure de l'hétéronomie ;
D'autre part, la religion elle-même va se redéfinir comme système de croyance individuelle, comme opinion religieuse. En d'autre termes, la religion se transforme en une simple idéologie, une croyance parmi d'autres possibles. Comme le dit Gauchet en effet, « là où il y a de l'idéologie, on a affaire à plusieurs idéologies en concurrence » (p. 98).

C'est cette conversion de la religion en idéologie qui fait dire à Marcel Gauchet que nous assistons à la "fin de la religion". Cela ne signifie pas, bien au contraire, que les croyances religieuses disparaissent. On peut même regarder comme un fait marquant de ces trente dernières années l'extraordinaire fourmillement de pratiques spirituelles allant de pair avec l'érosion des religions constituées. Allant du simple bricolage à partir de traditions hétéroclites sur fond d'aromathérapie au développement des phénomènes sectaire et charismatique, ces évolutions sont décrites finement dans l'enquête européenne sur les valeurs, qui en est déjà à sa troisième édition (1981, 1990 et 1999). On se reportera avec profit à l'analyse de la partie française de la dernière enquête par Yves Lambert, directeur de recherche INRA-CNRS (Groupe de sociologie des religions et de la laïcité) : Yves Lambert, « Religion : développement du hors piste et de la randonnée », in Pierre Bréchon [sous la direction de], Les valeurs des Français. Evolutions de 1980 à 2000, Paris, HER/Armand Colin, 2000, pp. 129-153. Voir notamment le tableau 1 p. 137 sq., d'où sont extraites les données suivantes :
Entre 1981 et 1999, l'appartenance au catholicisme chute de 25 % alors que les athées convaincus voient leur nombre augmenter de 38 %. Mais la progression de ces derniers n'est que de 16 % chez les 18-29 ans. Les jeunes sont même plus nombreux à considérer que "l'Église apporte une solution aux problèmes moraux" (+ 3 %, alors que la proportion chute de 22 % dans la population totale). Pour autant, cette sensibilité à la morale (qui se retrouve aussi dans l'attachement de plus en plus marqué aux cérémonies religieuses, que la génération du baby-boom avait un peu délaissées) est le fait d'une génération vivant massivement en dehors de la religion comme institution : seuls 5 % des 18-29 ans ont une pratique cultuelle au moins une fois par mois (en diminution de 53 % par rapport à 1981, alors que la baisse n'est que de 35 % pour l'ensemble de la population). La religiosité plus diffuse, moins encadrée, laisse alors ouverte la porte aux croyances populaires (autrefois subsumées sous le terme infamant de superstitions) : un tiers des français croît "en une sorte d'esprit ou de force vitale", et la croyance à l'enfer ne s'est jamais aussi bien portée (+ 21 %, et même + 106 % chez les 18-29 ans !)

Ce foisonnement des croyances religieuses reste en partie limité dans le contexte européen par la lutte contre les sectes (elles préfèrent l'appellation "nouveaux mouvements religieux"), qui s'est imposée comme un impératif aux pouvoirs publics pour protéger tant les personnes fragiles et influençables que l'ordre public. Au nom de la laïcité, l'État peut donc s'immiscer dans les affaires religieuses par des dispositions fiscales (les sectes ne disposeront pas des exonérations accordées aux associations cultuelles), ou même par des discriminations dans l'emploi (la République fédérale d'Allemagne interdit ainsi l'accès aux emplois publics aux scientologues).
Et c'est au titre de cette même laïcité que le Congrès des États-Unis nous met régulièrement au ban des Nations comme État ne respectant pas la liberté religieuse.
Pour mieux comprendre le cadre conceptuel de la laïcité à l'américaine, où le président jure sur la Bible mais où le premier Amendement dispose que « le Congrès ne doit pas établir de lois concernant l'établissement d'une religion », il faut signaler la parution le mois dernier d'un ouvrage analysant la jurisprudence de la Cour Suprême en matière de liberté religieuse : Laurent Mayali [sous la direction de], Le façonnage juridique du marché des religions aux Etats-Unis, Paris, Mille et une nuits, Coll. "Les quarante piliers", 2002 (176 pages, 12 euros).
Si la « Note marginale » de Pierre Legendre ou les 3 premiers chapitres sont assez ardus, on doit pouvoir utiliser en classe des extraits de la contribution de John P. Dwier, doyen de la faculté de droit de l'Université de Californie à Berkeley, intitulée « Les protections politiques et constitutionnelles des minorités religieuses » (pp. 141-176).

Aux États-Unis, sous l'effet de facteurs religieux (l'influence du protestantisme, mettant l'accent sur le libre-examen) et de facteurs sociaux (entre autres, l'appartenance aux sectes protestantes comme facteur de bonne réputation dans le cadre du libéralisme naissant analysée par Max Weber dans L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme) le processus d'idéologisation de la religion a connu une extension considérable, à tel point que la jurisprudence considère les idées religieuses exactement comme des idées politiques, qui relèvent donc de la liberté d'expression et s'affrontent sur un vaste marché des idées.
L'utilisation d'arrêts de la Cour Suprême, ou plus exactement de leur commentaire succinct tel qu'on le trouve chez Dwier me semble intéressante pour l'ECJS, car contrairement à une conception courante chez les élèves (et certains ministres ?), le résultat compte tout autant que la manière d'y arriver. Plus que par la pratique du débat pour le débat, conception qui se pare des habits habermassiens pour masquer ce que Hannah Arendt appelle le renoncement à endosser la responsabilité du monde dans lequel nous vivons, je crois que nous aurons réussi notre mission d'éducateurs (instituteurs) si nous parvenons à donner à quelques-uns de nos élèves le goût du beau raisonnement, c'est-à-dire du raisonnement rigoureux et structuré (vaste ambition…)
Cinq arrêts peuvent recevoir l'attention :

La jurisprudence américaine est hésitante et fragile. Il est possible que le prochain renouvellement des Justices (les juges à la Cour Suprême) entraîne des évolutions notables du cadre juridique en la matière. Mais la tendance actuelle est de se défausser du contrôle judiciaire de la liberté religieuse pour inciter les autorités politiques à la prendre en charge par des législations adéquates. Certes, les religions les moins institutionnalisées, ou les moins aptes au lobbying pourraient en souffrir et peiner à se faire entendre des politiques. Mais dans le discours que la société américaine tient sur elle-même, qui est largement différent du discours de la société française (même si la pratique réelle sur ce point n'est sans doute pas très différente), il est légitime que des groupes d'intérêt puissent se constituer et faire pression sur un législateur pour réclamer des exemptions. Le politique, parce qu'il fait la loi, et peut éventuellement la modifier, sera enclin à se monter plus compréhensif que le juge, qui ne fait que l'appliquer.