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Le très vénérable institut de la rue Saint-Guillaume, comme chacun le sait, accueille depuis la rentrée 2001 des étudiants issus de dix-huit lycées classés en zone d’éducation prioritaire, admis sans avoir à passer le concours d’entrée. Ce dispositif, dénommé « conventions éducation prioritaire » (CEP), a permis jusqu’à présent à Sciences-Po de recruter 87 étudiants issus de milieux défavorisés. Il est prévu pour une durée de cinq ans.
Dès le début (surtout au début ?), il a fait l’objet de nombreuses prises de positions hostiles, dénonçant une concession au modèle nord-américain d’affirmative action, en d’autres termes un reniement du principe républicain de la méritocratie scolaire. L’UNI, émanation universitaire de l’actuelle majorité de droite, a même déposé un recours pour excès de pouvoir pour rupture de l’égalité d’accès à l’instruction, actuellement examiné par la cour administrative d’appel de Paris.

On comprend dans ce contexte que la direction de l’institut récuse le terme de « discrimination positive », présentée à tort dans sa communication publique comme l’application d’un système de quotas :

« Il n’y a aucun quota. Les étudiants sont recrutés sur les seuls critères de leurs mérites et de leurs talents. La discrimination positive, c’est appliquer des critères différents à des situations identiques. On va par exemple admettre à l’université un noir, un latino ou un asiatique parce qu’il est noir, latino ou asiatique, bien qu’il ait obtenu des résultats différents à une épreuve de sélection identique. Ce n’est en aucun cas ce que Sciences Po a mis en œuvre. »

Source : Bilan général de la procédure après 3 années d'existence

Pourtant, à proprement parler, il s’agit bien d’une mesure relevant de la discrimination positive, telle qu’elle est définie par F. Mélin-Soucramanien :

« une différenciation juridique de traitement, créée de manière temporaire, dont l’autorité normative affirme expressément qu’elle a pour but de favoriser une catégorie déterminée de personnes physiques ou morales au détriment d’une autre afin de compenser une inégalité de fait préexistante entre elles »

Source : Ferdinand Mélin-Soucramanien, « Les adaptations du principe d’égalité à la diversité des territoires »,
Revue française de droit administratif, vol. 13, n° 5, septembre-octobre 1997,
cité in Simon Wuhl, L’égalité. Nouveaux débats. Rawls et Walzer, PUF, 2002, p. 116.

L’inégalité de fait qu’il s’agit de compenser, c’est bien sûr ce fait massif et indiscuté que, malgré la massification de l’éducation, l’accès aux études supérieures reste socialement discriminé : alors que les cadres et professions intellectuelles supérieures constituent 13,6 % de la population active en 2001, leurs enfants occupent près du tiers des places en université. Au contraire, les enfants d’employés et d’ouvriers représentent à eux tous moins du quart des effectifs universitaires, bien que leurs parents comptent pour 57,6 % de la population active.

Origine par catégorie socioprofessionnelle des étudiants dans les universités, année 2001-2002
Nombre %
Agriculteurs exploitants 24 789 2,0
Artisans, commerçants, chefs d'entreprises 83 535 6,8
Cadres supérieurs 399 846 32,7
Professions intermédiaires 199 897 16,3
Employés 154 866 12,7
Ouvriers 132 656 10,8
Retraités 59 613 4,9
Autres sans activités professionnelle 68 488 5,6
Indéterminés 99 992 8,2
Total 1 223 682 100,0

Source : http://www.inegalites.org/article.php3?id_article=54

Une étude récente (Valérie Albouy et Thomas Wanecq, « Les inégalités sociales d'accès aux grandes écoles », Économie et Statistique, n° 361, juin 2003, pp.27-52) vient confirmer et affiner ce constat pour les filières d’élite de l’enseignement supérieur que sont les grandes écoles et troisièmes cycles universitaires. Portant uniquement sur les hommes de plus de 26 ans (les effectifs de femmes diplômées des grandes écoles étant jusqu’à une date récente trop faibles pour autoriser des conclusions valides), elle montre une réelle démocratisation (aussi bien quantitative que, surtout, qualitative) de l’accès aux grandes écoles et aux 3èmes cycles jusque dans les années 70 : ainsi, alors que les fils de milieux « supérieurs » nés entre 1919 et 1928 avaient 33,5 fois plus de chance que les enfants de catégories « populaires » d’être diplômés d’une grande ou d’une très grande école, ce rapport des chances relatives tombe à 16,9 pour la cohorte née entre 1949 et 1958. Par contre, alors que le mouvement se poursuit à l’université, les années 80 voient les inégalités d’accès aux grandes écoles se creuser de nouveau : un fils de milieu « supérieur » né entre 1959 et 1968 a presque vingt fois plus de chances de fréquenter une grande ou une très grande école qu’un fils de milieu « populaire ». Les auteurs de l’étude invitent cependant à la prudence quant à la poursuite de cette tendance, puisqu’ils notent que « les premiers résultats concernant la génération postérieure (génération quinquennale née entre 1969 et 1974) laissent à penser que la remontée de la différenciation sociale au sein des grandes écoles ne s’est peut-être pas poursuivie entre tous les milieux sociaux. » (p. 41).

Rapports des chances relatives de détention d’un diplôme entre milieux supérieur et populaire, en %
Génération née entre 1919-1928 1949-1958 1959-1968
Non diplômés de l'enseignement supérieur 0,031 = 1/32,7 0,063 = 1/15,9 0,073 = 1/13,7
1er ou 2e cycle universitaire 11,6 5,8 5,7
3e cycle universitaire 37,0 16,7 12
Grande école et très grande école 33,5 16,9 19,8

Lecture : prenons deux garçons au hasard, tous deux nés entre 1919 et 1928, l'un d'origine populaire, l'autre d'origine supérieure. Il y a 0,031 fois plus de chances pour que le garçon d'origine supérieure n'ait pas de diplôme de l'enseignement supérieur et que le garçon d'origine populaire en ait un que l'inverse. Il y a donc 32,7 fois plus de chances (= 1/0,031) que le garçon d'origine populaire n'ait pas de diplôme de l'enseignement supérieur et que le garçon d'origine supérieur en ait un que l'inverse.
Champ : hommes français de naissance, âgés de plus de 25 ans au moment où ils sont enquêtés et ayant terminé leurs études.
Source : Enquête Emploi 1984, 1987, 1990, 1993, 1996, 1999, 2002.

Source : D’après Albouy et Wanecq, op. cit., tableau II p. 35

Enfin, la structure sociale très déséquilibrée de l’Institut d’Études Politiques de Paris en faveur des couches les plus fortunée est attestée par les travaux de la commission, présidée par Jean-Paul Fitoussi, chargée de préparer la réforme des droits d’inscription. Celle-ci devrait en effet se traduire par une modulation des tarifs en fonction du quotient familial, assortie d’un doublement du montant des bourses et d’une amélioration des conditions de logement des étudiants par la construction d’un bâtiment à la Cité internationale universitaire. Dans ce cadre, les ménages disposant d’un revenu net imposable par part fiscale supérieur à 30 000 euros par an verraient leurs droits d’inscriptions presque quadrupler. 97,5 % des ménages français sont en dessous de ce seuil, mais c’est le cas de seulement 71 % des étudiants de Sciences-Po. Par contre, les ménages dont le revenu imposable par part est inférieur à 12 000 euros seraient exonérés (soit plus de 70 % des français, mais seulement 20 % de la population fréquentant actuellement l’institut).

Répartition des revenus nets imposables de la population française par centiles :
France entière, quinquagénaires français et Sciences Po (milliers d’euros par part fiscale)
Centile
5 10
(1er décile)
15 20 25 30 35 40 45 50
(médiane)
Population française 1,1 2,5 3,3 4,1 4,8 5,5 6,1 6,7 7,4 8,0
Quinquagénaires 1,9 3,7 5,0 5,9 6,7 7,5 8,3 9,1 9,9 10,7
Sciences-Po 5,1 7,7 10,0 12,0 13,7 15,3 16,8 18,0 19,4 21,1
Centile 55 60 65 70 75 80 85 90
(9e décile)
95
Population française 8,9 9,7 10,6 11,6 12,8 14,2 16,0 18,9 24,2
Quinquagénaires 11,7 12,7 13,7 15,0 16,4 18,1 20,6 24,2 31,5
Sciences-Po 22,0 23,9 26,4 29,6 32,6 35,1 41,4 50,3 57,6

Lecture : la médiane des revenus nets imposables par part à Sciences Po est de 21 100 euros, correspondant aux 14 % des couples de quinquagénaires français les plus riches, soit moins de 7 % des ménages français les plus aisés.

Source : Réforme du système des droits de scolarité et d’aide financière aux élèves de Sciences Po. Propositions de la commission réunie à cet effet, p. 6

L’arrivée de nouveaux publics moins favorisés dans une institution qui se donne pour mission de former les élites politiques, administratives et de plus en plus économiques pourrait sembler une bonne nouvelle, tant il est vrai qu’une large exposition à la diversité sociale et culturelle constitue un avantage dans un monde changeant, et ne peut qu’aboutir, en définitive, à une meilleure approche de situations difficilement intellectualisables par des couches notoirement éloignées des réalités quotidiennes de la grande majorité de leurs concitoyens. Certains, pourtant, s’émurent de voir admis sans concours des individus ne répondant pas aux normes implicitement admises de la légitimité scolaire. Craignant que les leurs ne soient supplantés par des éléments –forcément– moins méritants, ils invoquèrent l’égalité pour contester devant les tribunaux administratifs la légalité des conventions éducation prioritaire. Si, pour la direction de l’IEP, la situation économique et sociale dégradée des zones d’éducations prioritaires est la cause d’une injustice qui place les lycéens qui les fréquentent en situation de victimes, justifiant par là-même un traitement différencié, l’UNI les présente au contraire comme des bénéficiaires, voire des profiteurs d’une injustice perpétrée à l’encontre des non-bénéficiaires des CEP, qui n’ont que le tort de se soumettre à la loi commune.

Les conclusions du commissaire du gouvernement de la cour administrative d’appel de Paris invalident clairement cette orientation sans pour autant donner satisfaction à Sciences-Po :

Une décision de justice pourrait remettre en cause l'admission de lycéens de ZEP à Sciences-Po Paris
LE MONDE | 23.10.03 | 16h55

En effet, admission sans concours ne signifie pas absence de sélection, bien au contraire, et le commissaire du gouvernement reconnaît l’objectivité des critères mis en place par les CEP, écartant ainsi le risque d’arbitraire qui aurait mis à mal l’égalité d’accès à l’instruction. En d’autres termes, une inégalité de fait peut justifier en droit une dérogation à l’égalité formelle, pour autant que ce traitement discriminant repose sur des procédures formelles et vérifiables assurant que deux personnes placées dans la même position initiale (à talents et handicap équivalents) voient leur cas examiné selon des critères identiques.

Mais le commissaire du gouvernement reproche justement à l’IEP Paris de traiter différemment les élèves de ZEP, selon que leur établissement est ou non conventionné. S’il reconnaît qu’une inégalité temporaire peut résulter de la nécessité d’évaluer les conditions de généralisation d’une expérimentation, il juge la durée des CEP (5 ans) trop longue. Au-delà de ce dispositif transitoire, il attend que soient fournis des critères objectifs de choix des lycées conventionnés, l’engagement des équipes éducatives ne lui paraissant pas une justification suffisamment solide.

Ce point est intéressant en ce qu’il pose la question de la nature de la discrimination positive : la correction des inégalités peut-elle passer par un simple processus administratif d’affectation différenciée des ressources et des procédures, qui s’appliquerait de façon mécanique à des groupes identifiés dans leur ensemble comme discriminés et qu’il suffirait de faire entrer dans les cases ? Ou bien le traitement des discrimination, par nature rétif aux croix et aux colonnes, passe-t-il au contraire par un traitement individualisé des situations particulières ? Ce terme de l’alternative implique certes moyens renforcés et voies d’accès adaptées, mais surtout un engagement fort des équipes de terrain. C’est en tout cas un des arguments avancés par la direction de Sciences-Po dans l’un de ses documents de communication externe, qui souligne les bienfaits de l’émulation créée par les CEP dans des établissements où le goût du travail scolaire était axiologiquement dévalorisé.

« Des enseignants ont pu témoigner de la dynamique de travail suscitée par les conventions au sein même des établissements scolaires. La perspective de la sélection a conduit des élèves absentéistes à retrouver le chemin de l’Êcole et in fine leur a permis de sauver leur baccalauréat. Des lycéens d’un niveau correct, sous l’effet de l’émulation, redoublent d’efforts et obtiennent des mentions qu’ils jugeaient auparavant hors de leur portée. [...]
- Les conventions rendent concrets des modèles de réussite qui passent par les études dans des environnements où ils étaient devenus trop rares pour rester crédibles. Chaque année les étudiants admis à Sciences Po reviennent dans leur lycée d’origine et témoignent de leur parcours. Ils contribuent ainsi à réduire le phénomène d’autocensure résumé par la formule « Sciences Po, ce n’est pas pour moi ».

Source : Bilan général de la procédure après 3 années d'existence

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C’est justement une procédure hautement individualisée de sélection des candidatures qui a été élaborée depuis plusieurs années par la faculté de droit de l’Université du Michigan, une des plus prestigieuses law schools des Êtats-Unis, afin de prendre en compte les discriminations (qui, dans le contexte américain, sont abordées de préférence d’un point de vue racial). Comme en France, des étudiants appartenant au groupe favorisé (blancs non hispaniques) ont pu se sentir victimes d’une rupture du principe d’égalité, et ont contesté les barèmes d’admission devant les tribunaux. L’affaire est remontée jusqu’à la Cour Suprême et a donné lieu à deux arrêts en juin 2003 :

La "discrimination positive" confirmée aux Etats-Unis
LE MONDE | 25 juin 2003

Notons tout d’abord que, contrairement à une idée répandue, l’affirmative action dans les universités US ne passe pas par un simple système de quotas selon l’origine ethnique, qui serait d’ailleurs inconstitutionnel. En effet, il est clair que la clause d’égale protection du 14ème amendement, qui stipule qu’aucun état fédéré ne doit « dénier à une personne sous sa juridiction l’égale protection des lois » s’applique à des individus, et non à des groupes.

« Admettre une “masse critique” d’étudiants issus des minorités simplement pour atteindre un certain pourcentage d’un groupe particulier en fonction pure et simple de sa race ou de son groupe ethnique d’origine serait clairement inconstitutionnel. »

Source : Grutter v. Bollinger, syllabus, p. 3

Ce point est admis depuis l’arrêt Regents of Univ. of Cal. v. Bakke de 1978 (une fac de médecine réservait 16 % des places à des étudiants issus de certains groupes minoritaires). Selon l’opinion du juge Thomas dans cette affaire, à laquelle se réfèrent de nombreuses universités américaines pour élaborer leur politique d’admission, l’introduction de l’affirmative action dans le but de « réduire le déficit historique des minorités traditionnellement défavorisées » parmi les étudiants ou dans certaines professions, ou de lutter contre « une discrimination sociale (societal discrimination) » serait illégitime, car ne relevant pas des objectifs assignés à l’État. Dans l’arrêt Korematsu v. United States de 1944, la Cour a en effet jugé qu’« [u]ne nécessité publique pressante peut parfois justifier l’existence [d’un traitement différencié des races], mais un antagonisme racial ne le peut jamais. »
Par contre, à la suite de l’arrêt Bakke, la Cour suprême reconnaît que « la diversité du corps étudiant est un intérêt supérieur de l’État (compelling state interest) qui peut justifier l’usage de critères raciaux dans les admissions à l’université », car elle rend les échanges entre étudiants plus intéressants et favorise l’avancée de la science. Il est cependant précisé que cette diversité doit être appréciée comme un complexe social et culturel, qui ne saurait se résumer à la seule appartenance ethnique.

En effet, les inégalités raciales dans l’obtention d’un niveau scolaire sont patentes. Les Afro-américains sont deux fois moins nombreux que les blancs non hispaniques à obtenir un diplôme universitaire. Les Hispaniques sont même quatre fois plus nombreux à ne pas obtenir un diplôme de fin d’études secondaires.

Proportion de diplômés de l’enseignement secondaire (High school) et de l’université (College)
dans la population de 25 ans et plus aux États-Unis (mars 2002)
Race et origine ethnique Total Sans diplôme
de High school
Diplôme de High school
et plus
Diplôme inférieur
à la licence
(Bachelor’s degree)
Bachelor’s degree
et plus
Milliers % % % % %
Blancs non hispaniques 133 417 100,0 11,3 88,7 70,6 29,4
Noirs non hispaniques 19 642 100,0 20,8 79,2 82,8 17,2
Asiatiques
7 866 100,0 12,6 87,4 52,8 47,2
Hispaniques (toutes races) 19 670 100,0 43,0 57,0 88,9 11,1
Toutes races 182 142 100,0 15,9 84,1 73,3 26,7

Source : http://www.census.gov/population/socdemo/education/ppl-169/tab01a.txt

Mais ces inégalités ne peuvent pas toutes être imputées à une discrimination raciale. D’autres facteurs doivent être pris en compte, comme le revenu familial, le statut matrimonial des parents, l’aire d’habitation, ainsi que tous les agents multiples et indicibles de la motivation individuelle qui ressortissent plus au monde vécu qu’à la structure du système économique et politico-administratif. De plus, il est assez possible qu’une politique pure et simple de quotas soit porteuses d’effets pervers, la stigmatisation d’un groupe homogène et phénotypiquement identifiable de bénéficiaires pouvant conduire, à la limite, à ce qu’un même titre scolaire ne reçoive pas la même validation sociale de la part des employeurs potentiels. C’est pourquoi les politiques d’admissions « race-conscious » dans les facultés doivent reposer sur des critères « finement ajustés » (narrowly tailored) à l’objectif de diversité poursuivi par les administrations universitaires.

Ceci a conduit la Cour, dans un jugement rendu le même jour, à invalider les modalités adoptées par le département de « Littérature, Sciences et Arts » de l’Université du Michigan, qui accordait un bonus uniforme de 20 points sur 100 aux candidats issus de minorités. Les anglicistes pourront trouver cet arrêt (Gratz v. Bollinger) sur le site de la Cour Suprême.
Par contre, la faculté de droit utilise un ensemble complexe mais formellement organisé et public de règles prenant en compte la valeur académique des candidats, à travers leur dossier scolaire et leurs résultats à une série de tests standards, mais aussi des critères non-académiques (lettres de motivation et de recommandation, qualité de l’établissement secondaire fréquenté, lieu de résidence...) censés prendre en compte ce que l’étudiant peut apporter à « la vie intellectuelle et sociale de l’institution ». Même le score le plus élevé possible aux tests ne garantit pas automatiquement l’admission. Inversement, un score moyen n’est pas rédhibitoire. La faculté de droit cherche en effet explicitement à assurer la diversité de son recrutement, dont la diversité ethnique n’est qu’un forme parmi d’autres, même si une attention particulière lui est accordée afin d’accueillir une « masse critique » d’étudiants de minorités socialement discriminées.

Ce concept de « masse critique », sans doute insuffisamment opératoire, a fait l’objet d’une réfutation notamment par le « Chief Justice » Rehnquist. Il est facile, en effet, en raisonnant non pas sur l’ensemble des minorités discriminées, mais sur chacune d’elles en particulier, de remarquer que le nombre d’étudiants hispaniques, et plus encore de « native Americans », est beaucoup plus faible que celui des Noirs, et d’en conclure que la définition de la « masse critique » retenue par la faculté varie donc en fonction de la couleur de la peau. Constatant de plus que le pourcentage d’admis appartenant à une certaine ethnie était remarquablement proche du pourcentage de candidats de cette même ethnie, le juge Rehnquist conclut à une politique implicite de quotas visant à assurer à chaque groupe une place parmi les admis conforme à celle qu’il occupe parmi les dossiers de candidatures.

Nombre et pourcentage de candidats et d’admis à la faculté de droit de l’Université du Michigan en 2000
Race ou ethnie Nombre de candidats % des candidats Nombre d’admis % des admis
Africains-Américains 259 7,5 91 7,3
Hispaniques 168 4,9 53 4,2
Indiens d’Amérique 35 1,0 14 1,1
Toutes races 3 432 100,0 1 249 100,0

Source : d’après Grutter v. Bollinger, REHNQUIST, C. J., dissenting, p. 7, tableaux 1 à 3

La majorité de la Cour suprême, cependant, en retenant la bonne foi des dirigeants de la law school lorsqu’ils affirment n’avoir en aucun cas tenu compte de la race comme critère déterminant dans les admissions, n’a pas suivi cet argument, constitutif dans une optique compréhensive d’un mésusage de la corrélation statistique. Il est vrai par ailleurs que, sur les 1 249 candidats retenus, tous ne choisissent pas en définitive de s’inscrire à l’université du Michigan. Ainsi, de 1993 à 2000, le nombre d’inscrits appartenant aux trois minorités précitées a représenté entre 13,5 et 20,1 % de chaque promotion (environ 350 étudiants). Cette différence de 6,6 points semble bien incompatible avec un quelconque quota.

La Cour a donc validé (pour une durée limitée de 25 ans) le principe de la discrimination positive pour les admissions à l’université, dans la mesure où l’origine ethnique n’est pas utilisée comme un critère prédominant, mais peut seulement apporter un « plus » potentiel à des candidats susceptibles de contribuer par leur valeur à l’intérêt supérieur (compelling interest) d’un recrutement diversifié, d’autant plus souhaitable que l’enseignement se veut élitaire :

« En vue de disposer d’un ensemble de dirigeants bénéficiant d’une légitimité aux yeux des simples citoyens, il est nécessaire que les voies d’accès aux fonctions de direction soient visiblement ouvertes aux individus talentueux et qualifiés de toutes races et origines ethniques. Tous les membres de notre société hétérogène doivent pouvoir compter sur l’ouverture et l’intégrité des institutions éducatives qui fournissent cet enseignement. »

Source : Grutter v. Bollinger, p. 20

Mais, pour finir, c’est précisément ce caractère élitiste de l’enseignement dispensé par la faculté de droit de l’Université du Michigan qui conduit le juge Thomas, dans une opinion qui n’a pas été endossée par la majorité de la Cour, à rejeter le principe de la discrimination positive. En effet, explique-t-il, la difficulté à recruter des candidats issus des minorités discriminées tient uniquement à la volonté de la law school de s’imposer comme un établissement de prestige grâce à une sélection sévère des dossiers qui ne peut que favoriser les milieux les plus établis. Cette sélection ne sert pas l’intérêt supérieur de l’État, mais uniquement les intérêts particuliers de la faculté. À peine plus d’un quart des étudiants de première année sont en effet originaires du Michigan, et 84 % des diplômés exercent leurs fonctions en dehors de l’État, alors que c’est le cas de seulement 12 % des juristes issus de l’autre université publique du Michigan (Wayne State University Law School).
Non seulement ce recrutement élitiste ne se justifie pas du point de vue de l’intérêt de l’État, mais il est porteur d’effets pervers, comme la nécessité de recourir à l’affirmative action pour promouvoir l’accès des groupes minoritaires. Plutôt que de s’en remettre à de telles mesures, qu’il qualifie d’« esthétiques » car elles servent avant tout à se donner bonne conscience sans changer la logique de l’ordre social existant, le juge Thomas se prononce donc pour une modification structurelle du système d’admission des universités publiques dans un sens moins sélectif, pour les ouvrir à tous les citoyens :

« La faculté de droit, de son propre choix, et pour ses propres buts, maintient un système d’admission excluant dont elle sait qu’il produit des effets racialement disproportionnés. La discrimination raciale n’est pas une solution admissible aux blessures qu’elle s’est elle-même infligées par cette politique d’admission élitiste. »

Source : Grutter v. Bollinger, Opinion of THOMAS, J., p. 2

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Des deux côtés de l’Atlantique, deux institutions d’enseignement supérieur prestigieuses se trouvent confrontées à la nécessité de s’ouvrir plus largement à des couches nouvelles sans changer fondamentalement l’image élitiste qu’elles donnent et souhaitent donner d’elles. Dans les deux cas, la formule choisie passe par la discrimination positive, un traitement plus favorable étant accordé à titre temporaire aux individus membres de groupes identifiés comme socialement dominés. Dans les deux cas, ces développements du principe d’équité, louables dans leur esprit, sont contestés dans leur fondement au nom d’une rupture supposée du principe d’égalité.
En définitive, on peut s’accorder avec Simon Wuhl (op. cit., notamm. p. 118) pour affirmer que le problème majeur de la discrimination positive en tant que politique d’allocation des ressources rares et des droits d’accès à ces ressources est l’absence de principes de justice partagés par tous les agents impliqués. Ces deux exemples montrent en particulier l’ambivalence de la référence à la méritocratie, qui fait son apparition en tant que notion complémentaire dans le « nouveau » programme de sciences économiques et sociales en terminale. Loin, en effet, d’opposer les tenants de l’égalité aux adorateurs des incitations (autre notion nouvelle, qui introduit un regrettable biais marchand dans les questions de justice sociale), la discussion de ces cas concrets nous a permis de relever des références positives aux élites méritantes aussi bien chez les défenseurs que chez les adversaires de la discrimination positive, signe s’il en est d’une absence singulière de référence à un cadre théorique stabilisé.
Les détracteurs de la discrimination positive défendent en effet le « mérite » académique contre les avantages prétendument indus accordés aux groupes minoritaires. Mais ses partisans, au fond, ne voient-ils pas dans la discrimination positive qu’un moyen commode de renouvellement de la légitimité d’un système élitiste de grandes écoles fortement sélectives, dans un contexte social où une fermeture trop visible des classes dominantes sur elles-mêmes ne peut manquer d’être contestée ?