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Les effets du progrès technique et de l’allongement de la scolarité, autant que les débats récurrents sur les délocalisations ou la désindustrialisation de la France, pourraient conduire à ne plus voir dans l’emploi non qualifié qu’une survivance du passé, qui ne justifierait pas les 422 pages de cet ouvrage foisonnant. Pourtant, plus de 5,3 millions de personnes occupent un emploi non qualifié en 2002, soit 22 % de la population active occupée. Plus encore, alors qu’il avait tendance à décroître dans les années 80, l’emploi non qualifié (ENQ) a augmenté deux fois plus vite que l’emploi qualifié (EQ) sur la période 1994-2002 (1,7 % de croissance annuelle moyenne contre 0,9 %).

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Quatre grandes parties structurent les contributions de ce recueil collectif.

Tout d’abord, c’est l’aspect historique de la constitution des nomenclatures qui est abordé. La catégorie des ouvriers non qualifiés a fait son apparition dès les années 50, dans la logique des grilles Parodi et des conventions collectives, associant une durée de formation à un coefficient salarial. Bien que les évolutions récentes (logique compétence) puissent conduire à relativiser le rôle classant du CAP et que les conventions collectives soient moins prégnantes dans les petites entreprises (d’où la distinction entre ouvriers « de type artisanal » et « de type industriel »), les ouvriers non qualifiés apparaissent aujourd’hui comme une catégorie « naturelle », par rapport à laquelle tant les salariés que les employeurs peuvent facilement se définir.

Par contre, il n’existe pas de CS « employés non qualifiés ». L’attente de l’élaboration d’une nomenclature sociale européenne a conduit l’Insee à temporiser sur ce point lors de l’élaboration de la PCS-2003. Pourtant, on dénombre en 2002 pas moins de 670 000 assistantes maternelles, 600 000 vendeurs en alimentation, 360 000 employés de maison, plus de 680 000 agents de service dans les trois fonctions publiques… En l’absence de nomenclature normalisée, plusieurs études ont tenté de délimiter la non-qualification des employés. Si les méthodologies différent, les résultants paraissent concordants et dégagent les mêmes ruptures chronologiques (stabilisation après 1994, progression à partir de 1997).

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C’est ce qui nous amène à la deuxième partie, consacrée aux évolutions de l’emploi non qualifié. L’effondrement des effectifs d’ouvriers non qualifiés est plus que compensé par l’expansion des employés faiblement qualifiés. Ce phénomène est lié en partie à la structure économique : le développement de la sous-traitance requalifie des manœuvres en employés de sociétés de services, des mesures fiscales font sortir une partie des emplois de service à la personne du secteur informel, les professions elles-mêmes voient leur contenu se transformer (cas des employés de commerce, considérés comme qualifiés dans les années 60 et non qualifiés aujourd’hui). Il s’explique aussi par une modification de la structure des emplois, la lutte contre le chômage conduisant les pouvoirs publics à favoriser l’emploi à temps partiel (très majoritairement féminin) et à réduire le coût du travail peu qualifié par des mesures d’exonérations de cotisations sociales ciblées sur les bas salaires et de fiscalisation (Cf. CSG).

L’emploi non qualifié touche particulièrement les femmes (en 2002, elles représentent 61 % des salariés non qualifiés, mais seulement 41 % des salariés qualifiées) et les jeunes (23 % des actifs sortis du système éducatif dans les 5 années précédentes, contre 20 % des actifs occupés plus anciens). Pour les premières, il faut noter que la possession d’un diplôme les protège moins que les hommes du risque d’occuper un emploi non qualifié, et qu’elles sont plus sujettes à l’enfermement dans une profession classée comme non qualifiée. Les stratégies de recrutement des employeurs jouent bien sûr un rôle important, en mettant l’accent, surtout dans les services, sur la disponibilité temporelle et la recherche de supposées « qualités féminines » dont la mise en œuvre n’aurait pas à faire l’objet d’une rémunération spécifique. Mais les politiques de l’emploi (temps partiel) et les modèles sociaux (salaire d’appoint) interviennent aussi.

Concernant les jeunes, l’emploi non qualifié occupe logiquement une place plus importante pour les moins diplômés. On observe cependant une tendance à l’élévation du niveau de recrutement des nouveaux embauchés, fortement liée à la conjoncture : le diplôme joue un rôle de filtre qui permet d’occuper les premières places dans la « file d’attente » pour l’accès à l’emploi. Ceci explique alors que le passage vers l’emploi qualifié, qui s’opère essentiellement en début de carrière, soit plus fréquent pour les diplômés (pour lesquels il correspond à un reclassement) que pour les non diplômés (promotion).

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La troisième partie va approfondir les points abordés jusqu’ici en mettant en évidence les paradoxes du travail non qualifié. En effet, la qualification renvoie à trois dimensions : qualification des individus (durée des études, expérience), du travail (compétences mises en œuvre, imparfaitement évaluées au plan statistique par les nomenclatures d’emploi, comme les PCS) et de l’emploi (reconnaissance sociale, liée au salaire). Aucune de ces trois catégories n’est facilement objectivable, car elles sont socialement construites à travers tout un jeu de négociations et de compromis impliquant statisticiens, organisations professionnelles, syndicats et pouvoirs publics. De plus, elles ne se recouvrent qu’imparfaitement, notamment dans les emplois peu ou pas (reconnus comme) qualifiés.

Il est en effet évident qu’aucun emploi ne fait rigoureusement appel à aucune compétence, telle que l’autonomie, le degré de responsabilité, la capacité d’initiative, la polyvalence, qui peuvent être acquises dans le cadre scolaire ou dans la sphère familiale. Ces dimensions sont toutefois faiblement reconnues : dans certains cas (restauration rapide), le procès de travail sera revu pour réduire les exigences face à la gestion des files d’attentes (en augmentant les stocks disponibles à tout moment), mais souvent cette non-reconnaissance ne sera même pas formulée (par exemple lorsqu’un employé non qualifié se voit déléguer temporairement ou pour une longue période certaines tâches normalement dévolues à son responsable).

De plus, l’emploi non qualifié n’a pas la même signification pour tous les individus : quoi de commun entre l’emploi d’attente du jeune diplômé ou en cours et formation et l’enfermement dans une suite plus ou moins précaire de petits boulots ? Quelle cohérence entre des passages de plus en plus fréquents vers l’emploi qualifié, liés à l’augmentation des salariés diplômés, et la réduction drastique des perspectives d’amélioration salariale avec l’ancienneté ou l’insertion dans une filière professionnelle (passage d’un ENQ vers l’EQ correspondant) ?

Les correspondances entre les trois dimensions de la qualification tendent à correspondre de moins en moins avec la dynamique des professions, notamment dans le secteur tertiaire, partagée entre des logiques contradictoires de rationalisation (néo-taylorisme) et de professionnalisation (insistance sur la qualité, la relation-client et le care).

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Enfin, la dernière partie est consacrée aux politiques de l’emploi non qualifié, dont on peut distinguer trois types qui apparaissent successivement et se complètent.

Durant les années 80, les politiques d’emploi et de formation ciblées sur les non qualifiés se développent très fortement pour faire face au problème social du chômage de masse, perçu comme un handicap. On cherche alors, dans une logique préventive, à améliorer la formation initiale des jeunes (contrats de qualification, 1984) et à leur donner une première expérience professionnelle par l’emploi aidé (accès prioritaire aux contrats emploi-solidarité, CES). De même, les chômeurs de longue durée et allocataires de minima sociaux souffrent de l’obsolescence de leurs qualifications, à laquelle on va répondre dans une logique curative par des contrats aidés totalement ou partiellement exonérés de cotisations sociales et le développement de l’insertion par l’activité économique (association intermédiaires et entreprises d’insertion créées à la fin des années 80). L’efficacité de ces différents dispositifs est cependant difficile à évaluer du fait de leur ciblage de plus en plus faible sur les non-qualifiés, au fur et à mesure que les priorités politiques changeaient.

Au début des années 90 se développe un deuxième type de politiques, qui visent à l’allègement du coût du travail à travers des exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires. L’efficacité de ces mesures ne fait toutefois pas consensus. Dans leur contribution, Islem Gafsi, Yannick L’Horty et Ferhat Mihoubi posent à partir d’un subtil modèle économétrique qu’elles ont créé assez peu d’emploi, mais qu’elles ont par contre contribué à la substitution d’emplois non qualifiés à des emplois qualifiés.

Enfin, avec la fin des années 90 va se développer une troisième problématique, mettant l’accent sur les incitations financières pour lutter contre les fameuses « trappes à inactivité » en poussant les salariés du bas de l’échelle des salaires à se porter sur le marché de l’emploi.