(9 juin 2000)
Article paru dans Pour la République Sociale 45, juin 2000.
Fin mai, la publication du sondage annuel réalisé par la SOFRES pour Le Monde et RTL sur l'attitude des français face à l'extrême-droite fut particulièrement riche d'enseignements. Il apparaît en effet que, si les querelles intestines entre les séides de Le Pen et Mégret ont réduit leur potentiel électoral, elles n'en ont pas pour autant sonné le glas des valeurs sur lesquels s'appuient traditionnellement les ennemis de la démocratie.
Bien au contraire, il semblerait qu'on assiste à une banalisation de ces idées. L'expérience du pouvoir municipal, les luttes d'influence, les compromissions et les magouilles financières ont bien sûr largement érodé la confiance que certains, dans les milieux populaires, avaient un temps placé dans le FN. Désormais, celui-ci et son clone, le MNR mégrétiste, ont dû jeter le masque et montrer leur vrai visage, celui de supplétifs stipendiés d'une droite douteuse et opportuniste (pour 53 % des sympathisants de Madelin et 57 % des amis du ci-devant de Villiers, il faut s'allier au FN selon les circonstances, voire "le traiter désormais comme un allié").
Néanmoins, les 80 % de sondés qui se déclarent en désaccord avec les idées défendues par Jean-Marie Le Pen sont moins sourcilleux lorsqu'on leur présente ces mêmes idées sans les attribuer au vieux timonier frontiste. Ainsi, ils sont 73 % à considérer qu'à des degrés divers, "on ne défend pas assez les valeurs traditionnelles en France". De même, près de six sondés sur dix considèrent qu'il y a "trop d'immigrés en France", soit la même proportion qu'avant les dernières régionales, où l'extrême-droite avait réalisé les scores que l'on sait. Enfin, près d'un sur deux considère qu'on "ne se sent plus vraiment chez soi en France", ce qui nous ramène presque aux scores enregistrés pour cette question en mai 1988.
Bref, au fur et à mesure que triomphe le libéralisme économique, à coup de fusions-acquisitions, de fonds de pensions et de "refondation sociale", on ne peut que constater l'érosion du libéralisme culturel, cette aspiration exaltée et utopique à la liberté et à la fraternité qui est la marque "des nôtres".
Dans Les juifs, la mémoire et le présent, Pierre Vidal-Naquet écrivait : "Il faut le dire, aucune société n'est spontanément xénophile. La xénophilie est affaire d'éducation, par l'école, par les églises, par les partis politiques, mais les barrages restent fragiles dans les périodes de crise..." On pourrait en déduire qu'à l'inverse, en période de forte croissance économique, ces barrages sont mieux assurés. Or, nous vivons justement actuellement un de ces moments privilégiés de l'histoire où tout s'accélère et où les "réformateurs" de tous bords, qu'ils soient plutôt "troisième voie" ou "socialistes modernes" , nous promettent un avenir radieux à coup d'allégements fiscaux, de nouvelle économie et de stock-options
pour tous...
C'est oublier un peu vite que la croissance ne profite pas naturellement à tous, et que le marché ne se régule pas avec des mots.
Au même moment où paraissait le sondage de la SOFRES se tenait à l'université d'Evry, sous l'égide du Centre de l'emploi, des revenus et de la cohésion sociale (CERC), de l'INSEE et du Commissariat général au plan, une journée de réflexion sur les "travailleurs pauvres", ces salariés qui vivent au-dessous du seuil de pauvreté. Evalués à prés de 1,85 millions en France, ils reçoivent moins de 3650 francs nets par mois. Ils (ou surtout elles) sont caissières dans la grande distribution, employé(e)s dans les entreprises de nettoyage, ou même contractuels au service de l'Etat. Leur condition s'est nourrie du développement de la précarité, du temps partiel, des CDD et de l'intérim ; ils constituent un nouveau lumpenproletariat nécessaire au développement sans cesse accru des profits de la classe capitaliste. Exploités, pressurés, déconsidérés et presque transparents, les envolées boursières et la vie "point com" ne signifient rien pour eux et leur entourage. Oubliés de la croissance, comment s'étonner qu'ils se replient sur eux-mêmes, imputant leurs difficultés et leur malvie aux étrangers ou aux petits délinquants de banlieue ? Comment s'étonner que les idées sécuritaires et xénophobes brouillent leurs repères politiques ? A propos d'assertions telles que "il y a trop d'immigrés en France" ou "on ne défend pas assez les valeurs traditionnelles", 31 % des personnes interrogées par la SOFRES considèrent qu'il s'agit d'idées caractéristiques de l'extrême-droite, mais ils sont deux fois plus à penser qu'elles traversent tous les partis.
Un autre sondage SOFRES pour un groupe de quotidiens de province est aussi révélateur de ce qui est en train de se passer : quand on demande aux français à qui ils font le plus confiance pour lutter contre l'exclusion, ils répondent sans surprise majoritairement "à la gauche". Mais ce taux de confiance, qui s'élève encore à 50 % en mars 2000, n'a jamais été aussi bas depuis la victoire de la gauche plurielle en 1997. Un avertissement à méditer ?