(18 novembre 2007)
Sous le terme malheureux de « statistiques ethniques », on amalgame décidément beaucoup de choses, des études marketing sur lesquelles la Cnil veut garder un contrôle aux fichiers de police, en passant par les enquêtes des chercheurs de l'Ined. Des démographes, comme Alain Blum, France Guérin-Pace et Hervé Le Bras ou le sociologue Éric Keslassy publient des tribunes hostiles dans la presse. Même le Conseil constitutionnel, qui vient de retoquer l'article 63 de la loi sur l'immigration au juste motif que les « statistiques sur la diversité », comme on dit maintenant, n'ont rien à voir avec l'entrée et le séjour des étrangers en France, n'a pas pu s'empêcher d'insérer au passage un petit commentaire enchanteur, au sens premier du terme. Du principe selon lequel la « République indivisible [...] assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion », les juges constitutionnels n'hésitent pas à déduire qu'en toute hypothèse, « si les traitements nécessaires à la conduite des études sur la mesure de la diversité des origines peuvent porter sur des données objectives, ils ne sauraient reposer sur l’origine ethnique ou la race » !
Dans les argumentaires contre les statistiques ethno-raciales et religieuses cités précédemment, on trouve systématiquement deux arguments que je voudrais discuter : d'une part, l'ethnicité ou la couleur de la peau ne serait pas un critère pertinent pour étudier les discriminations et, d'autre part, la constitution de telles statistiques aurait un effet performatif tel que tout un chacun pourrait subitement se mettre à penser le monde en termes de races.
Le premier argument opposé aux chercheurs qui font remarquer que la couleur de la peau est quelque chose qui se voit, et que ça peut donc avoir une influence sur la façon dont les individus ressentent les difficultés de leur pleine intégration au corps social, c'est que l'ethnicité et la race ne sont pas des critères pertinents pour étudier les discriminations. Eric Keslassy écrit ainsi : « Nul besoin en effet de réhabiliter des catégories ethnoraciales pour affirmer que les minorités postcoloniales souffrent de discriminations devant l’emploi, le logement ou encore les loisirs. Les "testings" suffisent amplement à déterminer une telle réalité » [Keslassy 2007].
Derrière cette question apparemment pragmatique de l'utilité des statistiques, il y a bien sûr la question de la place que l'analyse sociale doit ou non continuer d'accorder aux rapports de classes, comme l'ont bien montré les contributions de Didier Fassin et Gérard Noiriel dans un ouvrage collectif récent [Fassin et Fassin 2006]. Le choix des outils d'analyse n'est pas neutre, au sens où il met en jeu un certain nombres de présupposés de départ du chercheur. Georges Felouzis, professeur de sociologie à l'université Bordeaux-II rappelle ainsi : « Chaque fois que l'on construit des catégories statistiques, il y a un débat. L'histoire des catégories socioprofessionnelles en France le montre. Quand on a créé la catégorie "cadre", la catégorie "ouvriers", les marxistes ont dit "cela ne reflète pas les vrais rapports d'exploitation entre la bourgeoisie et le prolétariat". Toutes les catégories statistiques sont des constructions » [Felouzis 2007].
Ce qui est vraiment en jeu dans les catégories statistiques, ce n'est sans doute pas tant la catégorie en tant que telle – qui risque toujours de se transformer en fétiche si elle n'est pas interrogée –, que les controverses scientifiques qu'elle suscite et auxquelles elle prend part. Pour le dire en termes latouriens, les opposants aux statistiques « ethniques » proposent de s'en tenir au « Grand Partage » moderne entre les acteurs humains (les individus dotés d'intentionnalité) et les faits extérieurs (la Société, les « données objectives ») dont la liste a été établie par eux a priori [Latour 2007] : l'ethnie ou la race n'en font pas partie. N'aurait-on pas une vision plus réaliste de la science si l'on acceptait de laisser les caractéristiques phénotypiques prendre part à la controverse ? Soyons bachelardiens jusqu'au bout, et voyons si ce nouvel acteur peut être doté de compétences propres (Quelles sont ses manifestations ? Quels sont ses effets ?) Voyons encore si nous pouvons construire des dispositifs expérimentaux pour isoler ces effets et les mettre en pleine lumière. Voyons enfin et surtout si ces dispositifs théoriques et expérimentaux résistent à la critique acérée de la communauté scientifique, seule juge en définitive de ce qui peut être tenu pour de la bonne science.
Il n'est pas du tout certain que les « statistiques ethniques » passent victorieusement ces trois épreuves. On peut penser qu'il en est finalement de la couleur de peau comme de l'affiliation religieuse dans un monde sécularisé. Si on leur laisse le choix de l'autodéfinition – car c'est bien de cela qu'il s'agit ! –, peut-être la grande majorité des individus se définiront-ils comme « Français », et pas comme « Noirs », « Arabes », « Kabiles » ou autres... Dans un document de travail de l'Ined, Patrick Simon et Martin Clément montrent ainsi qu'une partie de la population accepte difficilement de se classer dans une perspective ethno-raciale. Leur enquête visait à déterminer la possibilité pratique de réaliser des « statistiques de la diversité » en mesurant le degré de réticence à répondre à des questions portant sur les origines familiales. Trois approches étaient testées : l'ascendance, l'autodéfinition et le classement dans des catégories « ethno-raciales » prédéfinies. Dans ce dernier cas (qui n'est pas celui qui nous occupe dans la polémique lancée par Blum, Guérin-Pace et Le Bras, puisqu'il n'existe pas de référentiel ethno-racial en France et que la proposition des chercheurs qui s'intéressent à ces questions est de mesurer le ressenti des discriminations par l'autodéclaration), « [e]n tout, que ce soit de façon implicite ou explicite, la nomenclature est refusée par 8% des enquêtés » [Simon et Clément 2006, p. 42]. Évidemment, la propension à divulguer de telles informations dépend du contexte : méfiance légitime lorsque la collecte aurait pour but d'alimenter des fichiers administratifs ou d'entreprise, mais acceptation très majoritaire dans le cas d'enquêtes scientifiques ou même du recensement : « Ces résultats doivent s’interpréter dans le contexte actuel de la société française, où les références à l’origine sont principalement utilisées à des fins de stigmatisation. Il semble a priori difficile de ne pas se méfier d’une collecte statistique qui enregistrerait des caractéristiques pouvant porter préjudice à ceux qu’elles désignent » [Simon et Clément 2006, p. 11].
La comparaisons avec les réponses portant sur l'ascendance montre que ceux qui ont le plus de réticences à se reconnaître dans un référentiel ethno-racial sont ceux qui ont des ascendants immigrés originaires du Maghreb. On pourrait attribuer cette volonté d'invisibilité à leur appartenance à des couches sociales particulièrement soumises à la précarité et aux discriminations. Mais ceux qui se déclarent « Noirs » font preuve d'une meilleure acceptation, ce qui tend à montrer que les caractéristiques socio-économiques ne sont pas seules en cause. Au XIXe siècle, les hommes bien intentionnés refusaient aux femmes l'autorisation de poursuivre des études de médecine au motif que leurs moindres capacités intellectuelles ne leur permettaient pas de réussir leurs études. Ce à quoi Paul Bert répondait ironiquement que pour ces médecins « un concours est un excellent critérium de valeur intellectuelle quand il s’agit des hommes, mais ne vaut pas le diable quand il s’agit des femmes » (Le Voltaire, 29 sept. 1884). Si les statistiques dites « ethniques » sont tellement inutiles, que peut-on bien avoir à en craindre ? On ne peut pas affirmer leur inutilité avant d'en avoir jugé sur pièces. Les conditions de félicité du discours scientifique ne sont pas écrites une fois pour toute, et la recherche consiste justement à enrichir l'élucidation du monde social. À ce titre, elle n'est pas un jeu à somme nulle, dans lequel ce qui serait accordé aux explications ethno-raciales serait enlevé aux explications sociales.
C'est là qu'intervient le deuxième argument des néo-républicains. Les statistiques, nous expliquent-ils, sont dangereuses, car une fois qu'elles sont produites, on finit par les utiliser ! Dans sa tribune de Libération, Eric Keslassy écrit : « Dès lors, les statistiques ethniques peuvent se transformer en accélérateur de la communautarisation de notre corps social en cristallisant l’existence des communautés au détriment de la communauté nationale, celle qui doit regrouper tous les citoyens autour de valeurs partagées. » [Keslassy 2007]
Ces valeurs partagées si faibles que les néo-républicains se sont fixés pour mission historique de les protéger avec la dernière énergie, c'est la conception du social comme un tout transcendant, indiscutable, sacré. On peut être en désaccord sur tout, mais on est prié de ne pas remettre en cause les valeurs partagées. Il s'agit donc d'une conception du social qui, prétendant sauver le corps politique, en vient à évacuer complètement la politique. Ou du moins, comme l'explique Robert Bellah, à cantonner la politique dans les frontières étroites de l'affrontement convenu entre partisans du marché et partisans de l'État comme plus sûr moyen de favoriser l'accomplissement des individus. « Quoi qu'en disent leurs opposants, ceux qui soutiennent un gouvernement fort ne croient que fort peu au gouvernement en soi. Ils voient simplement en lui le pourvoyeur le plus efficient de ces occasions qui permettront aux individus d'avoir leur juste chance de faire quelque chose d'eux-mêmes. Ceux qui croient au marché pensent que la libre concurrence est le meilleur contexte pour la réalisation de soi individuelle » [Bellah 1995, p. 51. Traduction personnelle]
Un spectre hante les républicains, c'est celui de la communauté. Ils ne peuvent voir dans les corps intermédiaires que des fractions insupportablement irréductibles du corps social. Comme ils ne conçoivent l'attachement à la communauté nationale que total et indivisible, ils ne peuvent imaginer qu'il en aille autrement pour ses parties. Les communautés, qu'ils conçoivent improprement sur le modèle de la Gemeinschaft ne peuvent qu'aboutir à la guerre des Dieux et à l'affrontement des valeurs si on leur laisse une visibilité dans l'espace public.
Mais, au nom d'une valeur que chacun peut partager, qui est la dignité de l'individu, faut-il consentir à se voir assigner une identité et une seule, fut-ce par la « communauté des citoyens » ? Dans son dernier livre, Identité et violence, Amartya Sen nous invite à reconnaître que l'« identité plurielle » des individus fait jouer différentes dimensions : « Une même personne peut, sans qu’il y ait contradiction, être femme, citoyenne américaine, originaire des Caraïbes, chrétienne, libérale, d’ascendance africaine, historienne, enseignante, romancière, hétérosexuelle… » [Sen 2007, p. 11]. Dans l'enquête de l'Ined déjà citée, les individus invités à s'identifier dans un référenciel ethno-racial pouvaient cocher plusieurs cases, comme c'est la règle dans le census aux États-Unis. Si 90,1 % des personnes se considérant comme « Blanches » ne déclarent qu'une seule identification, celles qui appartiennent à des minorités « visibles » déclarent souvent plusieurs catégories : c'est le cas de près d'un quart de celles qui se considèrent comme « Noires » et de 50,7 % de celles se considérant comme « Arabes ou Berbères » [Simon et Clément, tableau 21 p. 43]. On le voit, s'il existe un communautarisme en France, il est plus à rechercher du côté des partisans de l'idéologie républicaine qui prétend assigner les individus à une caractéristique unique que de celui des minorités ethno-raciales. Mais cela, toutes les enquêtes de sociologie des religions nous le montrent abondamment depuis des années (voir en particulier : [International Crisis Group 2006]). L'enjeu, véritablement politique, de la société, n'est-il pas d'inventer des situations, des accommodements, qui nous permettent de reconnaître, par delà nos multiples affiliations – car aucun individu de chair et de sang n'appartient à une seule communauté – les marques de notre commune humanité. Et le pluralisme des identités que nous déployons en fonction des circonstance, au lieu de menacer le lien social, devient au contraire une ressource pour transformer positivement notre environnement.
Robert Bellah trace ainsi le portrait d'une communauté qu'il qualifie de « démocratique » car elle entend échapper à la tyrannie de la majorité et de l'identité assignée : « Ceux qui pensent la communauté comme une forme de Gemeinschaft, aussi bien que leurs critiques de gauche, tendent à penser que le consensus sur les valeurs et les buts doit être complet ou presque complet. Un tel consensus complet est-il réaliste, ou même désirable, dans les sociétés modernes ? La réponse, bien sûr, est non. Pourtant ce manque d'unanimité ne pose pas problèmes aux partisans de la communauté. Si les valeurs et les buts partagés par une communauté nécessitent quelque chose de plus qu'un accord procédural – ils impliquent certaines conceptions substantives communes – ils ne nécessitent en rien un accord total ou incontestable. Une bonne communauté est celle où il y a discussion, voire conflit, sur le sens des valeurs et des objectifs, et certainement sur la façon dont ils seront concrétisés dans la vie quotidienne. La communauté n'est pas une affaire de consensus silencieux, elle est une forme de vie intelligente et réflexive, dans laquelle il y a en effet un consensus, mais où le consensus peut être contesté et changé – souvent peu à peu, parfois radicalement – au fil du temps » [Bellah 1995, p. 50. Traduction personnelle]. C'est justement parce que le monde actuel s'est sécularisé que les individus ne sont plus prisonniers d'une seule identité, et peuvent discuter les valeurs et les buts qu'ils veulent se donner en commun.
Depuis longtemps déjà, Dominique Schnapper explique que l'ethnico-religieux ne peut pas être analysé comme un retour anti-rationnel à une forme de Gemeinschaft, mais constitue une réponse, certes « bricolée », aux contradictions de la modernité. L'émergence des nouveaux mouvements religieux, comme la revendication de la couleur de peau, sont des formes émotionnelles de compensation qui « ont pour effet, dans une société dominée par un principe général de rationalisation et de sécularisation, de donner un sens à la souffrance humaine et de permettre à l'individu d'établir des relations directes et affectives avec les autres » [Schnapper 1993, p. 158].
Par delà leurs divergences réelles, Robert Bellah, Amartya Sen et Dominique Schnapper s'accordent tous trois sur ce qui est à mes yeux la pierre angulaire d'une approche sécularisée de l'identité. La communauté n'est pas un groupe pré-moderne de petite taille caractérisé par des relations fusionnelles de face-à-face (Gemeinschaft), qu'on devrait opposer à la société (Gesellschaft) moderne, « objective » en tant qu'elle est extérieure aux manifestations émotionnelles (dont l'étude ne relèverait que de la « vulgaire » psychologie) et finalement seule apte à fournir un accès à l'universel. Tous mettent l'accent sur la diversité des affiliations individuelles, et sur la contribution des controverses que cette pluralité suscite à la formation d'une communauté cosmopolitique.
Cet accord n'est pas un hasard, mais résulte au vrai d'un choix épistémologique. Ce qui sépare la science de l'idéologie, c'est que pour la première, l'existence précède l'essence. Un phénomène se définit d'abord par ses manifestations. La « communauté des citoyens » n'est pas la donnée première qui se traduirait par l'existence de valeurs partagées. Elle n'est pas une religion civile. Au contraire, c'est la manifestation des controverses infiniment renouvelées sur les idéaux et les perspectives qu'une société bonne doit se donner qui aboutit à la formation du lien social. La « communauté des citoyens » est le but à atteindre, et pas l'origine révélée.
Dans un monde sécularisé, il devient possible de laïciser notre compréhension du monde social, en l'affranchissant des injonctions paradoxales de la modernité. Les statistiques « ethniques » peuvent nous y aider.
Bibliographie
Robert N. Bellah, « Community Properly Understood: A Defense of “Democratic
Communitarianism” », The Responsive Community, Volume 6,
Issue 1, Winter 1995/1996
http://www.gwu.edu/~ccps/rcq/issues/6-1.pdf
Alain Blum, France Guérin-Pace et Hervé Le Bras,
« La statistique, piège ethnique », Le Monde, 10
novembre 2007
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3232,36-976492,0.html
Conseil constitutionnel, Décision n° 2007- 557 DC - 15 novembre 2007 (Loi relative à la maîtrise de l'immigration, à l'intégration et à l'asile)
http://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2007/2007557/2007557dc.pdf
Didier Fassin et Éric Fassin [dir.], De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, Éditions La Découverte, coll. « Cahiers libres », Paris, 2006
Georges Felouzis,
« Un reflet plus fidèle de la réalité »,
entretien avec Catherine Coroller, Libération,
23 février 2007
http://www.liberation.fr/actualite/societe/236949.FR.php
International
Crisis Group, « La France
face à ses musulmans: Émeutes, jihadisme et
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http://www.crisisgroup.org/library/documents/europe/172_la_france_face_a_ses_musulmans_emeutes__jihadisme_amended.pdf
Éric Keslassy, « Loi sur l'immigration, les risques des statistiques »,
Libération,
15 novembre 2007
http://www.liberation.fr//rebonds/291504.FR.php?utk=00078ad0
Bruno Latour, L'espoir de Pandore. Pour une vision réaliste de l'activité scientifique, Éditions La Découverte/Poche, Paris, 2007 [1ère édition (États-Unis) : 1999]
Dominique Schnapper,
« Le sens de l'ethnico-religieux », Archives
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n° 81, 1993 (janvier-mars)
http://assr.revues.org/sommairepersee129152.html
Amartya Sen, Identité et violence. L'illusion du destin, Odile Jacob, Paris, 2007 [1ère édition (États-Unis) : 2006]
Patrick Simon et Martin Clément, « Rapport de l'enquête
mesure de la diversité. Une enquête expérimentale
pour caractériser l'origine », Ined, série
« Documents de travail », 139, 2006
http://www.ined.fr/fichier/t_publication/1206/publi_pdf1_139.pdf