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I. LA DISTINCTION CONTESTÉE

1. Les notions de “droite” et “gauche”, depuis plus de deux siècles, sont exclusives l'une de l'autre et rendent compte à elles seules de la totalité du champ politique. Or, depuis quelques années s'affirme avec force l'idée selon laquelle cette dyade aurait perdu son caractère opératoire.

2. On a ainsi parlé de “crise des idéologies”. Mais, d'une part, cette vision n'est elle-même pas exempte de parti pris idéologique. D'autre part, gauche et droite ne sont pas uniquement des idéologies, mais s'appuient sur des divergences d'intérêts bien réelles.

3. Dans des sociétés complexes, il convient de relativiser la nature dyadique du système en prenant en compte la pluralité des opinions. Il est alors nécessaire d'ajouter un “tiers inclus”, qui se définit par la formule “ni ni”. Mais l'existence de ce centre ne remet aucunement en question celle de la droite et de la gauche.

4. On peut alors complexifier cette nouvelle triade en rajoutant autant de niveaux intermédiaires qu'on le souhaite entre l'extrême droite et extrême gauche. La validité de la vision dichotomique de l'univers politique n'est pas pour autant remise en question, chacun persistant à considérer ceux qui se situent plus au centre comme d'éventuels agents du camp opposé.

5. La recherche d'une “troisième voie”, contrairement au centre, « ne se situe pas entre la droite et la gauche, mais prétend aller au-delà de l'une et de l'autre » (p. 49 sq.) On est alors face à un “tiers incluant”, qui se présente comme « une doctrine à la recherche d'une praxis qui, au moment où elle est mise en œuvre, se transforme en position centriste » (p. 50). Ces idéologies de “troisième voie”, qu'il s'agisse du social-libéralisme aujourd'hui ou de la révolution conservatrice après la Première Guerre mondiale s'apparentent toujours à une tentative de sauver un modèle en crise « en attirant à soi, donc en neutralisant, la position adverse » (p. 51).

6. Une troisième façon de contester la dyade est de mettre sur agenda des problématiques transversales. C'est le cas de l'écologie qui a, depuis l'avènement des Verts, été reprise par les partis traditionnels de droite comme de gauche, sans nécessiter de leur par d'abandon ou de remise à jour du reste de leur programme. C'est que le rapport de l'homme à la nature et les limites qu'il se fixe dans l'exploitation de celle-ci peuvent finalement très bien trouver leur place dans le fonds programmatique de l'un ou l'autre bord.

7. On pourrait aussi reprocher à la droite et à la gauche l'anachronisme de leurs programmes. Les progrès de la science ont fait naître de nouvelles questions politiques, notamment en matière de bioéthique, qui ne sont pas prises en charge par les programmes traditionnels de la dyade. Les réponses qui ont pu y être apportées se répartissent en deux camps, les “laxistes” et les “rigoriste”. Mais cette opposition purement morale ne recoupe pas l'opposition politique entre droite et gauche.

8. Droite et gauche sont rigoureusement dépendantes l'une de l'autre : que l'une vienne à disparaître et l'autre perd du même coup sa raison d'être. C'est ce qui s'est passé en Italie après la chute du fascisme : la droite était alors si décrédibilisée et marginalisée que la seule façon pour les tenants de cette position de s'affirmer dans le champ politique fut de nier la validité des notions de gauche et de droite, à la fois pour occulter leur propre faiblesse et pour dévaluer l'adversaire.

9. Or, la chute du Mur reproduit ce mouvement, mais cette fois aux dépens de la gauche. Certains sont tentés d'y voir une obsolescence des notions de droite et gauche, puisque cette dernière aurait disparu avec le communisme.

D'autres, au contraire, voient dans l'effondrement des “démocraties populaires” une chance de faire émerger d'autres visions de la gauche qui avaient jusqu'ici été étouffées. Mais s'il existe plusieurs gauche (et plusieurs droites), c'est que la dyade reste encore et toujours d'actualité.

10. Enfin, le dernier argument en faveur de la disparition de la dyade est apporté par ceux qui, constatant que les partis politiques mettent en avant des programmes électoraux de plus en plus semblables, en viennent à considérer l'opposition entre droite et gauche comme mensongère. Une tentative de réponse à ces critique sera apportée dans les derniers chapitres de l'ouvrage.

II. EXTRÉMISTES ET MODÉRÉS

1. La validité de la dyade a pu paraître remise en cause dans le champ intellectuel par des rapprochements apparemment contre nature. Ainsi des auteurs compromis avec le nazisme ont-ils été remis au goût du jour par des intellectuels de gauche, et une certaine pensée de droite s'inspire-t-elle de Gramsci et Sorel. Ce confusionnisme s'explique par l'opposition, par delà la droite et la gauche, entre modérés et extrémistes, ces derniers se retrouvant sur un commun rejet de la démocratie.

2. Les extrémistes sont unis par un commun rejet des Lumières et du rationalisme, qui peut prendre un aspect fidéiste et religieux, propre aux extrémistes de droite, ou un aspect vitaliste, plus compatibles avec l'extrémisme de gauche. Cette philosophie irrationaliste conçoit l'histoire comme une succession de catastrophes et de ruptures, au contraire du modérantisme, plus gradualiste et évolutionniste, et donc aussi plus déterministe.

3. Ces visions fantasmées de l'histoire se sont développées sur des terreaux bien différents : alors que le XIXe siècle, avec le développement des techniques et de la production, nourrissait l'idée d'un progrès continu et irréversible, le XXe siècle fut marqué par une série de catastrophes (deux Guerres mondiales, l'équilibre de la terreur, la méfiance envers certains développements de la science, la conscience de la fragilité de notre écosystème) qui favorisent un plus grand décisionnisme.

4. Les extrémistes des deux bords s'opposent aux valeurs fondatrices de la démocratie, conçues comme mercantiles et médiocres. Ceci les conduit à une glorification de la violence.

5. Fascisme et communisme, qui d'une certaine façon tendaient à dépasser l'opposition droite-gauche par leur haine commune de la démocratie libérale-bourgeoise, ont en même temps marqué l'affrontement le plus agonistique entre la droite et la gauche.

6. En période de crise, on a même pu voir ou envisager une alliance entre extrémistes et modérés d'un même bord pour faire pendant à l'autre position. Mais on n'a jamais vu d'alliance durable entre communisme et fascisme, car leurs fins sont irréconciliables, comme le sont finalement les fins de la droite et de la gauche.

III. SURVIE DE LA DYADE

1. Même si les mouvements politiques peuvent de façon conjoncturelle, pour des raisons électorales ou autres, refuser de se déclarer de droite ou de gauche, il n'en reste pas moins que cette dichotomie est bien présente dans tous les systèmes pluralistes.

2. L'univers de la politique, comme celui de la guerre ou de la religion, est par nature dyadique, puisqu'il repose sur l'opposition ami-ennemi. Des alliances peuvent se créer, mais les membres de la coalition constituent alors un seul camp, qui s'oppose à l'autre.

3. Dans la vision duale de la politique, ce n'est que par accident que la distinction droite-gauche s'est imposée à la suite de la Révolution française. D'autres métaphores spatiales pourraient être utilisées (haut-bas, avant-garde-arrière-garde, etc.)

4. De même, une métaphore temporelle est souvent utilisée, lorsqu'il s'agit d'opposer progressistes et réactionnaires. Ces antithèses existent parce qu'il y a des conflits. C'est la mutation des circonstance qui détermine à laquelle il reviendra d'acquérir le rôle principal.

5. Les notions de droite et de gauche sont revêtues d'une double signification. Elles peuvent être employées dans un sens positif, purement descriptif qui seul intéresse le chercheur. Mais le militant les emploiera dans un sens axiologique, en fonction de ses jugements de valeur qui le conduisent à déprécier les opinions opposées. La persistance de cette opposition axiologique dans le langage courant suffit à démonter la validité de la dyade.

IV. À LA RECHERCHE D'UN CRITÈRE DE DISTINCTION

1. J. A. Laponce, professeur à l'université de Toronto, croit pouvoir opposer une dichotomie dominante, verticale (haut-bas) à la dichotomie horizontale (droite-gauche), plus faible car issue de l'épisode contingent de la Révolution française. Pour lui, la perversité foncière de notre époque se manifesterait par la domination de cette dyade horizontale, du fait des jugements de valeur systématiquement positifs associés aujourd'hui à la gauche. Cet ordre démocratique, de gauche et athée se substituerait à un ordre pré-moderne fondé sur le sacré et la religion, à la restauration duquel il aspire.

En réalité, cette thèse se heurte à trois obstacles majeurs :

V. AUTRES CRITÈRES

1. L'Italien Dino Cofrancesco, dans une perspective analytique et critique, propose de définir la droite et la gauche par les attitudes fondamentales et les intentions qui en forment le socle. Ainsi, la droite est marquée par une attention à la tradition, alors que la gauche se démarque par sa visée émancipatrice. Ces valeurs finales peuvent être atteintes par différents moyens, qui ne sont en eux-mêmes ni de droite, ni de gauche, ce qui explique que droite et gauche peuvent se référer alternativement ou simultanément, selon les circonstances, aux mêmes valeurs instrumentales.

Il est à noter que l'émancipation n'est pas l'exact contraire de la tradition. Le choix de ces termes pour des raisons de neutralité axiologique, s'il exprime bien la distinction classique entre progressistes et conservateurs, est donc de nature à jeter le doute sur l'exhaustivité des valeurs mises en évidence, ce qui a conduit l'auteur à proposer d'autres critères, comme l'attitude face au pouvoir.

Enfin, il ajoute une nouvelle dichotomie, qui ne recouvre pas la dyade tradition-émancipation mais lui est transversale : à droite comme à gauche, les idéologies politiques peuvent être soit classiques (basées sur une attitude critique et réaliste), soit romantiques (basées sur une approche sentimentale de la politique).

2. Elisabetta Galeotti, pour sa part, aborde la dyade du point de vue de l'analyse des discours, ce qui la conduit à faire de la hiérarchie le critère distinctif de la droite, et de la recherche de l'égalité celui de la gauche.

Encore une fois, ces deux termes ne sont pas rigoureusement antithétiques, ce que l'auteur justifie par la nécessité de distinguer l'idéologie libérale, pour laquelle il peut exister des inégalités, des idéologies autoritaires et hiérarchisées. Il faut voir dans ce choix sémantique le reflet inconscient des jugements de valeur de l'auteur : « Dire qu'on fait du tort au libéralisme en le classant à droite, c'est une opinion qui relève de l'emploi axiologiquement positif du mot “libéralisme” et négatif du mot “droite” » (p. 106).

Elisabetta Galeotti aborde aussi la notion de différence, qu'elle dissocie justement du principe de justice. Les inégalités ne sont pas nécessairement injustes : « La différence ne devient pertinente que lorsqu'elle est à la base d'une discrimination. Mais le fait que la discrimination soit injuste ne dépend pas de la différence, mais de l'inexistence de raisons valables pour un traitement inégal » (p. 109).

3. Piero Revelli, enfin, insiste sur le fait que droite et gauche ne sont pas des concepts ontologiques, dont le contenu serait fixé une fois pour toutes : ils n'existent que par leur opposition. Leur contenu concret a donc varié au fil du temps. Il y a donc plusieurs critères permettant de les différencier : progrès-conservation, autodirection-hétérodirection, classes inférieures-classes supérieures, rationalisme-irrationalisme, égalité-inégalité. De tous, c'est le dernier critère qui a le moins varié, et qui est donc qualifié de fondateur.

VI. ÉGALITÉ ET INÉGALITÉ

1. L'égalité n'est pas une notion substantielle. Elle nécessite la réponse à une triple question : « L'égalité d'accord, mais entre qui, en quoi et selon quel critère ? » (p. 118 sq.)

Il existe donc une infinité de visions possibles de l'égalité, et l'on pourrait dire à la limite qu'aucune société n'est purement inégalitaire.

2. L'égalité ne peut donc, et ne doit pas être confondue avec l'égalitarisme, entendu comme “l'égalité de tous en tout”. Une telle utopie se révèlerait rapidement totalitaire, si elle n'était heureusement irréalisable.

3. Il existe plusieurs types d'inégalités. Certaines sont naturelles, d'autres naissent de l'organisation de la société. Toutes ne peuvent pas être combattues, et le débat entre la gauche et la droite porte sur la question de savoir s'il est bon de corriger les inégalités qui peuvent l'être. Les hommes sont égaux sur certains points (et en premier lieu par leur commune appartenance à l'espèce humaine) et inégaux sur d'autres (le lieu et les conditions de la naissance, le zèle apporté à son industrie, etc.)

Les attitudes face à l'égalité sont essentiellement émotionnelles et tiennent à la place accordée par chacun aux propriétés communes : « Ainsi, il est correct d'appeler égalitaires ceux qui, tout en n'ignorant pas que les hommes sont à la fois égaux et inégaux, mettent l'accent avant tout sur ce qui les rapproche pour permettre une bonne vie en commun ; et, au contraire, d'appeler inégalitaires ceux qui, partant du même état de fait, jugent plus important, pour bien vivre ensemble, de donner la première place à la diversité » (p. 127).

Les égalitaires seront en outre portés à faire œuvre d'“artificialisme”, en imputant à la société des inégalités en apparence tout à fait “naturelles” (division sexuée du travail), alors que les inégalitaires verront dans la tradition, pourtant éminemment sociale, une “seconde nature” dont il faut s'accommoder.

4. Sur le plan académique, la dichotomie entre égalitaires et inégalitaires recouvre l'opposition entre Rousseau et Nietzsche.

5. Le débat entre la droite et la gauche porte sur la légitimité des critères permettant de qualifier d'injustice un traitement inégalitaire. Ces critères ne sont pas fixés une fois pour toutes : de nouveaux droits peuvent apparaître (cf. les droits sociaux) quand le parti égalitaire parvient à imposer la légitimité de leur mise en application dans le débat public.

VII. LIBERTÉ ET AUTORITÉ

1. La valeur de l'égalité est habituellement associée à la passion de la liberté. S'agissant d'un concept au contenu émotionnel fort, il importe de définir précisément à qui s'adresse cette liberté (en justifiant les exceptions), et en quoi elle consiste vraiment.

2. Or, pas plus qu'une égalité totale de tous sans critère distinctif, une liberté totale de chacun en tous domaines n'est souhaitable. Sans même aller jusqu'aux extrêmes, tout développement de l'un de ces termes peut se traduire par un recul de la possibilité de jouir du second, qui peut certes ne pas affecter l'ensemble de la population dans les mêmes proportions.

3. La liberté entendue comme terme générique n'existe pas. Ce qui existe, ce sont les libertés particulières (de la presse, d'association, etc.) De plus, il faut distinguer entre l'existence d'une liberté dans l'absolu des idées et la possibilité réelle d'en jouir. Celle-ci peut nécessiter des mesures correctrices d'inspiration égalitaire, qui dans certains cas restreindront la liberté des autres.

En effet, la liberté est une caractéristique personnelle, alors que l'égalité est une caractéristique sociale (on ne peut être égal tout seul). C'est pourquoi « l'égalité dans la liberté n'exclut pas le désir d'autres formes d'égalité, comme celle des chances ou des revenus, lesquelles, exigeant d'autres formes de mise à niveau, peuvent entrer en conflit avec l'égalité dans la liberté » (p. 141).

4. Le champ politique peut être décrit en combinant ces deux critères : l'attitude face à l'égalité traduit l'appartenance à la gauche ou à la droite, et à l'intérieur de chaque position, l'attachement à la liberté ou à l'autorité marque la différence entre modérés, attachés à la démocratie, et extrémistes qui la rejettent.

VIII. L'ÉTOILE POLAIRE

1. Tous les partis et les mouvements de gauche ont placé l'égalité au centre de leurs préoccupations. Un des moyens pour y parvenir a été le collectivisme.

2. Cette logique est bien sûr porteuse d'effets pervers, qui ont d'ailleurs conduit à l'écroulement du bloc soviétique, seule tentative jusqu'à présent de mettre en application l'utopie égalitaire. Mais l'effondrement du communisme n'a pas mis fin aux problèmes qui l'avaient fait naître, encore moins si l'on porte le regard vers le Tiers-monde. Plus que jamais, l'idéal égalitaire doit être l'étoile polaire vers laquelle tous les regards de la gauche sont fixés.

3. N. Bobbio, issu d'une famille bourgeoise et qui a connu le fascisme, justifie son engagement à gauche par la prise de conscience morale du caractère injustifié des énormes différences sociales et des discriminations.

4. L'égalité n'est pas une valeur intrinsèquement positive. Il existe des courants de pensée pour lesquels les inégalités sont non seulement inévitables, mais aussi utiles. La raison démocratique pousse non pas à éliminer ces différences d'appréciation, mais au contraire à les respecter, y compris en auto-limitant la prise en compte de ses propres aspirations.

D'autant que si la gauche est aujourd'hui en mauvaise posture, l'idéal égalitaire, lui, n'a jamais été aussi présent dans nos sociétés.