Éditions du Seuil, Collection « La Couleur des idées », 1997, 465 pages. (Édition originale américaine : 1983).
Dans toute société humaine se pose la question de la distribution des biens sociaux. Mais les biens échangés sont différents selon les sociétés. Tous les biens sociaux ne sont pas évaluables en monnaie. La décision de valoriser tel ou tel bien social n'est pas le fait d'une instance unique (État), et il existe dans les faits de multiples procédures de justice distributive. Parce que les individus sont insérés dans des liens communautaires, il est vain de chercher un unique critère abstrait de justice distributive. « [L]es principes de justice sont eux-mêmes pluralistes dans leur forme même » (p. 26), puisqu'il faut répartir les biens sociaux en fonction de critères dont aucun n'est universellement accepté.
Les théories classiques de la justice ne portent que sur la distribution des biens, alors qu'il faut aussi tenir compte du processus par lequel les groupes décident que telle ou telle chose est un bien social, selon le principe : « Les gens conçoivent et créent des biens, qu'ils se répartissent entre eux » (p.27).
Cette théorie repose sur six principes :
L'autonomie des significations n'est que relative. Un bien est dit prédominant si « les individus qui le possèdent, par le fait même de le posséder, peuvent étendre leur pouvoir sur un ensemble d'autres bien » (p. 33). Dans la société capitaliste, la monnaie peut être, dans une large mesure, convertie en prestige, en pouvoir…
De même, la distribution des biens sociaux n'est généralement pas uniforme. Des groupes peuvent chercher à contrôler, autant que faire se peut, certains biens. On dira d'un bien social qu'il est monopolisé si une personne ou un groupe « en dispose avec succès contre tous ses rivaux » (p. 33). La noblesse de rang des sociétés d'Ancien Régime monopolisait l'honneur.
La situation la plus favorable pour un groupe s'obtiendra bien entendu s'il parvient à accumuler un bien valorisé par tous les autres. La construction et le maintien d'une telle situation s'appuie sur des principes de justification. Une idéologie est « [l]a prétention au monopole d'un bien prédominant – à des fins publiques – ». L'aristocratie, la méritocratie, le libre-échange entendent expliquer la domination des élites par certaines caractéristiques qui leur appartiennent en propre (ou dont ils prétendent avec succès qu'elles leur appartiennent en propre).
Des conflits ne manquent pas de surgir, qui contestent le monopole exercé par un groupe, la prédominance d'un bien, ou les deux en même temps.
Les philosophes ont particulièrement étudié le premier cas, dans lequel les revendications portent sur une répartition plus égalitaire des biens, sans remettre en cause la prédominance de l'un d'entre eux.
Dans la perspective de l'égalité simple, la répartition juste du bien prédominant est suffisante, puisqu'elle empêche qu'à un moment donné les autres biens puissent être monopolisés par conversion. Mais avec le temps, le monopole tend à se reformer, ce qui rend nécessaire l'existence d'un État suffisamment puissant pour imposer des mesures correctrices (cf. l'année sabbatique des anciens Hébreux, durant laquelle toutes les dettes étaient rédimées).
L'instabilité du régime de l'égalité simple est accrue par le fait qu'il neutralise la prédominance du bien dont on exige qu'il soit équitablement réparti. Ainsi, les inégalités pourront apparaître dans d'autres sphères, faisant apparaître de nouveaux monopoles qu'il faudra contrôler par l'ajout de contraintes supplémentaires sur les dominants, comme le « principe de différence » de Rawls, selon lequel les inégalités ne sont justifiées que si elles profitent aux plus défavorisés. L'égalisation des conditions matérielles entraînant un accès généralisé à l'éducation, le pouvoir se déplacera vers ceux qui réussissent dans cette sphère (méritocratie). Il faudra limiter ce pouvoir naissant, et le seul à avoir suffisamment de force pour le faire sera l'État interventionniste, dont le pouvoir devra à son tour être contrôlé (démocratie) par des groupes qui tendront successivement à s'assurer une position de monopole renouvelé.
Les philosophes, privilégiant le monopole, ont généralement omis de s'attaquer à la prédominance. Pourtant, on peut faire référence à un passage des Pensées de Pascal dans lequel il décrit les interactions entre différents groupes (les forts, les beaux, les bons esprits, les pieux…) et la manière belliqueuse dont chacun entend s'assurer la préséance sur les autres, et à un autre de Marx où il s'attache au caractère nécessairement partagé de la reconnaissance. L'analyse de ces extraits montre deux choses :
Faire face à ce problème suppose de changer de perspective. Au contraire de l'égalité simple, l'égalité complexe accepte la formation de monopoles à l'intérieur d'une sphère de signification (e.g. monopole de l'État sur le pouvoir politique), mais refuse la prédominance en soutenant l'autonomie des différentes sphères (le bien socialement valorisé dans une sphère n'est pas celui que les autres sphères valorisent, et ne peut pas être facilement converti).
Dans la mesure où les individus ne peuvent plus se comparer en fonction d'un critère unique et indépendant de la signification (sociale) qu'ils lui accordent, l'égalité complexe vise à limiter l'intensité des conflits sociaux.
Elle s'exprime dans un critère de répartition : « aucun bien social x ne doit être réparti entre des hommes et des femmes qui possèdent un autre bien y du simple fait qu'ils possèdent y et sans tenir compte de la signification de x » (p. 46). Les individus qui réussissent dans un domaine n'ont pas vocation à réussir dans tous les autres domaines : ils pourront éventuellement, en fonction de ce qui est admis par la société, convertir leur réussite en affaires pour acquérir certains autres biens sociaux (pouvoir politique, notoriété médiatique…), mais la réussite en affaires n'est pas un équivalent général.
Parmi les systèmes de justice distributive, trois sont communément reconnus comme pluralistes et ouverts. Cependant, ils ne satisfont aux principes de l'égalité complexe que de façon limitée, à l'intérieur de leur propre sphère.
L'égalité complexe suppose l'autonomie, au moins relative, des différentes sphères. En ce sens, elle n'est pas compatible avec tout système social. Les sociétés de caste reposent ainsi sur une parfaite cohérence de toutes les sphères, qui fonctionnent selon un principe hiérarchique. La répartition des biens est subordonnée à la pureté (groupes séparés), elle-même subordonnée à la naissance et au rang (réincarnation).
Au contraire, l'égalité complexe suppose de maintenir étanches les frontières entre les sphères de signification, dont le nombre n'est jamais fixé.
La justice distributive ne peut être mise en œuvre dans la perspective de l'égalité complexe que dans un espace où existent des significations partagées, à l'intérieur duquel s'organise le débat sur la répartition des biens, et auquel l'appartenance n'est contrôlée que par la décision interne de ses membres. Cet espace ne peut être que la communauté politique.
En particulier, l'absence de significations partagées limite la distribution des biens au niveau mondial à la recherche de l'égalité simple.