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La mort du pape Jean-Paul II, retransmise jusqu'à la nausée par les télévisions de France et de Navarre, a été l'occasion de nombreuses manifestations de piété et de dévotion. Par centaines de milliers, les pèlerins se sont pressés sur la place Saint-Pierre pour lui rendre un dernier hommage. Par son ampleur quantitative et qualitative, cet événement fait date, à tel point qu'on a pu s'interroger : d'où sortaient donc tous ces catholiques ? Les avait-on oubliés sous les plis passés de leurs chasubles ? Assistait-on à un retour du religieux ?

S'il y a une unité de l'Europe, c'est que l'on y observe partout un mouvement de sécularisation, sous des modalités institutionnelles très diverses qui vont de la séparation des Églises et de l'État en France à des niveaux de pratique religieuse et d'influence politique du catholicisme encore relativement importants en Irlande ou en Pologne. C'est d'ailleurs une spécificité de notre continent (et du Canada), alors que le reste du monde vivrait plutôt actuellement un processus de désécularisation. Comme le rappelle le (bon) dossier de 4 pages sur la sociologie des religions dans Sciences Humaines de mars 20051, la sécularisation des sociétés est un double mouvement :

- D'une part, la religion décline en tant qu'institution. De façon évidente, la pratique religieuse diminue : l'enquête mondiale sur les valeurs de 19992 fait apparaître (avec une marge d'erreur possible d'environ 5 %) que 8 % des Français assistent à un service religieux une fois par semaine ou plus. Ces mêmes Français, toutes catégories d'âge confondues, sont 56 % à déclarer qu'ils assistaient à un service religieux ou plus par semaine lorsqu'ils avaient douze ans. Il y a une rupture de la transmission des modes de croire : 7 % seulement considèrent que la foi religieuse est une des qualités particulièrement importantes que les parents doivent chercher à encourager chez leurs enfants, chiffre qui est à mettre en relation avec le déclin de la catéchisation (en 1990, 43 % des enfants d'âge scolaire allaient au catéchisme, contre 90 % en 19603). Mais cette perte d'emprise des religions est aussi visible dans la moindre capacité des Églises à orienter l'action tant dans la sphère privée (44 % ont une grande ou une certaine confiance dans l'église, ce qui la place à un niveau équivalent au parlement ou à l'Union Européenne et loin derrière le système d'enseignement ou de santé, avec respectivement 68 % et 77 % de confiance) que dans la sphère publique (68 % des personnes interrogées sont tout à fait d'accord avec la phrase "les responsables religieux ne doivent pas influencer les gens pour les élections").

- D'autre part, le déclin des religions instituées ne s'accompagne pas d'une disparition de la croyance, mais au contraire d'une dissémination du religieux marquée d'une part par le "bricolage" (35 % des Français croient à la télépathie, 31 % consultent leur horoscope une fois par semaine ou plus pour connaître leur avenir, même si, conformément aux conclusions de Bernard Lahire sur l'absence de relativisme absolu en matière culturelle, sur 100 personnes qui consultent leur horoscope, 58 affirment ne jamais en tenir compte) et d'autre part par la "croyance sans appartenance" (la croyance en une vie après la mort baisse légèrement pour les catholiques pratiquants, passant de 62 % en 1981 à 59 % en 1999, alors qu'elle progresse fortement chez les sans-religion et les athées convaincus, passant respectivement de 18 à 31 % et de 1 à 14 %).


On le voit, on aurait tort d'assimiler sécularisation et déchristianisation. En ce sens, les manifestations émotionnelles auxquelles la mort de Jean-Paul II a donné lieu ne sont peut-être pas si étonnantes si on les replace dans le mouvement de longue durée de rationalisation et de laïcisation des sociétés européennes. Une étude un peu ancienne de Hervieu-Léger4 peut nous servir de fil conducteur, en ce qu'elle établit un lien fort entre le développement de la modernité et les évolutions religieuses.

Elle note, comme l'avait fait Max Weber avant elle, que la rationalisation du monde moderne trouve ses racines dans la tradition biblique ("Car la stricte observance des rites, et la ségrégation par rapport au milieu ambiant qui en résultait, n'était qu'un des aspects des commandements qui avaient été prescrits aux juifs. Il s'y ajoutait une éthique religieuse du comportement social, éthique hautement rationnelle, c'est-à-dire libre de toute magie comme de toute quête irrationnelle de salut [...]"5).

Mais c'est justement cette légitimité accordée à la rationalité par la religion juive et étendue à l'humanité entière par les églises chrétiennes qui allait causer leur confinement par les Lumières à la sphère privée. En effet, le renoncement à des moyens magiques pour influer sur le monde et l'insistance subséquente sur l'éthique comme voie de salut font de l'action humaine, et non plus de la transcendance et de la tradition, le véritable facteur de la dynamique du monde. J'ai déjà eu l'occasion de rappeler ailleurs comment, pour Marcel Gauchet, la tradition était un principe essentiel des religions, et comment ce principe avait peu à peu été remplacé par l'idéologie des droits de l'homme. La modernité fixe son horizon non sur le passé et le respect de ce qui a toujours été, mais sur les potentialités émancipatrices infinies de la raison et du progrès (et du progrès de la raison). Il y a toujours une eschatologie, mais désormais l'Église en tant qu'institution perd sa capacité à prétendre avec succès détenir le monopole des propositions de sens. Toutefois, on n'assiste pas à une disparition de la religion, mais plutôt à une série de recompositions :

- Tout d'abord, la modernité est génératrice d'utopie. L'horizon se déplace sans cesse, laissant entrevoir des possibilité techniques tellement extraordinaires qu'elles pourraient venir à bout de la faim, de la misère, de la pollution et de tous les maux de notre temps, si seulement elles étaient utilisées à cet escient. Elle crée donc les conditions du développement d'un imaginaire, d'un "espace du croire" qui peut être investi par les religions, tant séculières que "sacrées". A côté d'un discours moral sur la sexualité ou la famille largement inopérant, Jean-Paul II a su mettre en valeur une éthique de la paix, de la fraternité, du dialogue œcuménique qui rencontre sans doute cette aspiration de la modernité à l'assouvissement de ses attentes toujours renouvelées. On aurait tort de s'en moquer en n'y voyant que bondieuseries mièvres (ce qu'elles sont aussi par ailleurs, là n'est pas le problème). "Entrez dans l'espérance", nouveau slogan moderne ? Il porte, en tout cas, bien au-delà du petit cercle des catholiques pratiquants réguliers, à particule ou non.

- D'autre part, la modernité est génératrice d'opacité. La précarité, la flexibilité, les incertitudes et les mutations profondes que nous pressentons et redoutons accentuent le besoin de cadres stables et protecteurs. Et là encore la longueur du pontificat, la permanence du rite médiatique bien rôdé (descente de l'avion, le pape se baisse pour embrasser le sol, trajet en papamobile, célébration religieuse en plein champ devant une foule électrisée), la mise à l'honneur du culte marial et des formes les plus émotionnelles du catholicisme (JMJ, Taizé, renouveau charismatique...) ont sans doute contribué à porter la ferveur populaire bien au-delà de l'ecclesia militans traditionnelle.


Voilà. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'il fallait envoyer les préfets présenter leurs condoléances à la hiérarchie catholique. Il y a toujours une part d'instrumentalisation du religieux, que ce soit de la part du gouvernement ou des télévisions en quête d'audience. Mais il me semble que la parole des pèlerins de Rome et d'ailleurs ne va pas à l'encontre de la thèse de la sécularisation. Je n'y vois pas d'entreprise concertée de réenchantement du monde, mais simplement une communion fusionnelle autour d'un personnage charismatique et largement (rendu) consensuel, qui a su excellemment utiliser les possibilités du langage médiatique de notre temps pour faire comprendre et recomposer l'identité catholique dans un monde social en tension entre utopie et opacité.



Notes :

1. Xavier Molénat, « La sociologie des religions », Sciences Humaines n° 158, mars 2005, pp. 54-57.

2. Pierre Bréchon (dir.), Les valeurs des Français. Évolutions de 1980 à 2000, HER/Armand Colin, Paris, 2000.

3. Jean-Paul Willaime, « Laïcité et religion en France », in Grace Davie et Danièle Hervieu-Léger (dir.), Identités religieuses en Europe, Éditions La Découverte, Paris, 1996, p. 169.

4. Danièle Hervieu-Léger, « La religion des Européens : modernité, religion, sécularisation », in Grace Davie et Danièle Hervieu-Léger (dir.), Identités religieuses en Europe, Éditions La Découverte, Paris, 1996.

5. Max Weber, Le judaïsme antique, Pocket, Paris, 1998, p. 14.