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PREMIERE PARTIE : MARXISME ET THÉORIE RÉVOLUTIONNAIRE

I. LE MARXISME : BILAN PROVISOIRE

1. LA SITUATION HISTORIQUE DU MARXISME ET LA NOTION D'ORTHODOXIE

Le marxisme est une référence incontestable pour qui s'intéresse aux problèmes de la société. Mais de quoi parle-t-on ? Les visions du marxisme s'opposent, et chacune prétend à la vérité unique. Le marxisme ne saurait se réduire au « retour à Marx », envisagé comme une exégèse des textes, pouvant être compris indépendamment de la pratique historique et sociale à laquelle ils correspondent. Dire qu'aucune des pratiques historiques qui se sont réclamées du marxisme ne s'en inspirait « vraiment », c'est renier Marx lui-même, dont le but déclaré était non pas d'interpréter, mais de transformer le monde. En fait, si la pratique inspirée du marxisme a pu se révéler conservatrice, c'est que depuis les années trente, le marxisme est devenu une idéologie, comme « complément solennel de justification » (Marx) des régimes totalitaires, comme doctrine de multiples sectes, et comme théorie rigidifiée et n'évoluant plus. En ce sens, les trotskistes sont aussi « orthodoxes » que les staliniens. De même, Lukàcs essaie de maintenir une orthodoxie en tentant de dégager une méthode marxiste, puisque méthode et contenu ne peuvent jamais être séparés, en histoire encore moins qu'ailleurs : « les catégories en fonction desquelles nous pensons l'histoire sont, pour une part essentielle, des produits réels du développement historique » (p. 19). En fait, le monde actuel ne peut plus être compris, et encore moins transformé, à partir des catégories marxistes, mêmes « amendées » ou « élargies ». Il faut donc choisir entre une doctrine sclérosée et un projet de transformation radicale de la société.

2. LA THÉORIE MARXISTE DE L'HISTOIRE

L'analyse économique du capitalisme est le nœud gordien de la théorie marxiste. Pourtant, ses principales prévisions ont été infirmées par les faits. C'est que cette théorie n'est pas tenable, en tant qu'elle suppose que les hommes, prolétaires ou capitalistes, sont entièrement transformé en choses. Or, si la réification est bien une tendance lourde du capitalisme, elle ne peut jamais être complète : la moindre activité économique nécessite de faire appel à l'activité proprement humaine des travailleurs. La contradiction dernière du capitalisme ne réside donc pas dans l'incompatibilité entre développement des forces productives et rapports de production, mais dans la concomitance de ce besoin de l'activité humaine et de la volonté de réification du capitalisme. On ne peut donc pas maintenir l'économie à la place centrale qu'elle occupe dans le marxisme. C'est toute la philosophie de l'histoire qui doit être reconsidérée. Enfin, il n'est plus possible de penser que, « à un certain stade de leur développement, les forces productives de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants » (Contribution à la critique de l'économie politique), alors qu'elles en avaient été les forces motrices dans la phase progressive de la bourgeoisie. C'est que parler de « contradictions » dans le cadre des rapports sociaux est abusif ; on pourrait tout au plus parler de tensions, se traduisant lorsqu'elles sont trop fortes par un conflit. Encore ce modèle ne s'applique-t-il qu'au passage des sociétés féodales-bourgeoises d'Europe occidentale de 1650 à 1850 à la société capitaliste. Mais cette analyse ne saurait être généralisée aux autres époques et aux autres continents. Le développement de la technique ne peut s'analyser sans référence aux attitudes sociales envers lui. Les « superstructures » ne sont pas inertes face aux « infrastructures » : il y a un rapport circulaire entre les deux. En fait, ces catégories n'ont de sens que dans la société capitaliste. La tendance au développement des forces productives ne fait pas partie de la « nature » humaine, mais est socialement construite dans le cadre du capitalisme : dans d'autres sociétés, les valeurs sont totalement étrangères à ce complexe technico-économique. « Si l'on ne veut pas croire à la magie, l'action des individus, motivée consciemment ou inconsciemment, est visiblement un relais indispensable à toute action de « forces » ou de « lois » dans l'histoire » (p. 38).

Déterminisme économique et lutte de classe

La lutte de classe, dans le marxisme, n'est pas réellement prise en compte. Dans Le Capital, elle n'est qu'un sous-produit secondaire du matérialisme historique. Mais même si l'on se réfère à d'autres textes de Marx, la lutte de classe n'a pas d'utilité : le marxiste « conséquent » sait où doit aller l'histoire. Si la lutte de classe va dans le « bon » sens, elle n'explique rien de plus et il n'est pas nécessaire de s'y référer. Si elle va dans le « mauvais » sens, c'est que les travailleurs sont encore sous l'emprise capitaliste.

Sujet et objet de la connaissance historique

La connaissance historique est objet de connaissance pour des êtres historiques, i.e. insérés dans l'histoire de leur société, car eux seuls peuvent se poser le problème de l'histoire. Toute connaissance historique analyse donc les époques et les cultures différentes avec les catégories de son époque et de sa culture ; d'où le problème du sociocentrisme, que Marx l'avait bien soulevé, mais dont on a vu qu'il ne s'était pas affranchi. La théorie marxiste de l'histoire repose sur deux piliers : d'une part, la dialectique historique, pour laquelle chaque période historique dépasse la précédente ; d'autre part, l'idée que le prolétariat, n'ayant aucun intérêt particulier à faire valoir (Cf. Lukàks), est le mieux à même de représenter la vision de l'histoire dans la société sans classe. Nous avons déjà vu que la dialectique historique n'était pas tenable. Quant à savoir si le prolétariat est la classe ultime, ce qui est certain, c'est que personne ne peut parler à sa place, de son point de vue. Et même s'il était la dernière classe, il n'est guère possible de considérer que sa vision du passé soit la vision ultime, celle qui ne pourrait être discutée. Même dans la société sans classe, d'autres interprétations de l'histoire pourront se faire jour, car celles-ci dépendent au moins autant de facteurs culturels et historiques que de leur production par une classe.

Remarques additionnelles sur la théorie marxiste de l'histoire

Sur l'évolution technologique et son rythme : la période qui va du début du IVe siècle jusqu'au XIe ou XIIe siècle présente une régression du point de vue des techniques utilisées, à de rares exceptions près, ce qui montre que la technique ne progresse pas nécessairement de façon ininterrompue. D'autre part, on constate que la plupart des sociétés ont traversé la plus grande partie de leur histoire dans des conditions de stagnation technologique, ce qui a eu une influence considérable sur leur façon de penser le progrès.

Sur le « progrès », Marx et les Grecs : critique d'un passage de la Contribution à la critique de l'Économie Politique où Marx essaie de penser le progrès de la pensée et de l'art par le progrès des techniques. Si tel était le cas, on n'aurait plus besoin de lire Platon aujourd'hui.

Sur « l'unité de l'histoire », le sociocentrisme et le relativisme : le sociocentrisme est une nécessité logique de la connaissance historique. Il n'existe pas de vérité historique « en soi », valable en tout lieu et en tout temps. Reconnaître ce simple fait, ce n'est pas céder au relativisme, mais la condition d'une connaissance qui ne soit pas pur phantasme. « … La croyance en une vérité achevée et acquise une fois pour toutes (et donc possédable par quelqu'un ou quelques-uns) est un des fondements de l'adhésion au fascisme ou au stalinisme » (p. 56).

3. LA PHILOSOPHIE MARXISTE DE L'HISTOIRE

La théorie marxiste de l'histoire a beaucoup apporté à la connaissance scientifique, mais elle est aujourd'hui fausse, car dépassée par les recherches qu'elle a elle-même engendré. D'autre part, cette théorie de l'histoire s'appuie sur une philosophie de l'histoire, philosophie rationaliste, et comme telle se donnant d'avance la solution de tous les problèmes qu'elle se pose.

Le rationalisme objectiviste

Marx reste prisonnier des vieux schémas rationalistes : tout ce qui a été était rationnel (matérialisme historique), tout ce qui sera sera rationnel (l'humanité libre). « Il y a donc une raison immanente aux choses, qui fera surgir une société conforme à notre raison ».

Le déterminisme

Nous ne pouvons pas penser l'histoire sans relations de causalité. L'histoire est même le seul domaine où la causalité prend sens pour nous, dans la mesure où elle ne se réduit pas à l'agrégation de phénomènes physiques ou mécaniques, mais fait directement appel à notre compréhension des faits. Ces causalités, en se répétant, donnent des « lois ». Mais aucune de ces dernières ne peut se résumer à un simple déterminisme. D'abord parce que le comportement des individus inclut une certaine dose d'imprévisibilité. Mais ce problème pourrait être résolu par un traitement statistique. La véritable raison est que l'humain est force de création : chaque écart par rapport au comportement typique institue de nouvelles façons de se comporter. A une même situation, l'homme peut donner des réponses différentes.

L'enchaînement des significations et la « ruse de la raison »

« L'histoire est le domaine des intentions non conscientes et des fins non voulues » (Engels). Personne n'a voulu, ni pensé le système capitaliste. Il est né des actions d'agents qui ne visaient que leurs propres fins, et pourtant il fait vraiment système, en ce sens qu'il est doté pour nous d'une signification globale, et tout se passe comme si cette signification globale avait été donnée au départ, si bien que le capitalisme ne pouvait pas ne pas survenir. Certes, on peut opérer dans cette cohérence une première réduction causale en faisant intervenir des déterminations sociales (éducation, « personnalité de base », facteurs économiques…). Mais ces règles sont elles-mêmes le produit de la vie sociale, et ne lui préexistaient pas. Une deuxième réduction causale serait de dire que si nous n'observons que des sociétés cohérentes, c'est que, par définition, une société non cohérente ne pourrait pas subsister. Mais cela nous renvoie à la théorie de l'évolution, dont l'application à l'histoire est plus qu'hasardeuse. En fait, il faudrait dire que cette cohérence que nous croyons observer est elle-même une reconstruction à partir de la réalité sociale : quand Hegel affirme qu'Alexandre le Grand devait mourir jeune car on n'imagine pas un héros vieux, sa vision du monde a été forgée à partir de la mort d'Alexandre à trente-trois ans. Le fait que les héros meurent souvent jeunes influe sur notre façon de définir ce qu'est un héros. Cette « ruse de la raison », qui n'est que l'autre nom de la Providence, se retrouve intacte dans le marxisme, posant les conditions technico-économiques comme fondement de la « nécessité historique ». En posant une histoire rationnelle a priori, le marxisme comme la philosophie de l'histoire occultent la rationalité humaine.

La dialectique et le « matérialisme »

La dialectique de Marx n'est pas fondamentalement différente de celle de Hegel : toutes deux reposent en fait sur le rationalisme. Celui-ci peut être d'essence « spiritualiste » chez l'un ou « matérialiste » chez l'autre, il contient toujours l'idée de fin de l'histoire, que celle-ci prenne la forme du savoir absolu chez Hegel ou de « l'homme total » chez Marx. Il est donc vain de chercher à opposer ces deux types de dialectiques, qui toutes deux sont fermées, en ce sens qu'elles supposent que la rationalité englobe la totalité du monde. L'essence de la dialectique hégélienne « ne peut pas être détruite par la remise de la dialectique « sur ses pieds », puisque visiblement il s'agira du même animal. Un dépassement révolutionnaire de la dialectique hégélienne exige non pas qu'on la remette sur ses pieds, mais que, pour commencer, on lui coupe la tête » (p. 75). Ceci d'autant plus que la « matière » ou « l'esprit » ne sont que de pures définitions nominales. Une dialectique qui ne serait ni « matérialiste », ni « spiritualiste » devrait avant tout se débarrasser de cette idée que la réalité peut être toute entière expliquée par la rationalité, sans laisser de résidu non rationnel.

4. LES DEUX ÉLÉMENTS DU MARXISME ET LEUR DESTIN HITORIQUE

Le marxisme contient deux éléments antagoniques. D'une part, il y a la visée révolutionnaire qui pose que l'homme se construit à travers son action de transformation du monde. Cette conception est incompatible avec une quelconque « fin de l'histoire ». D'autre part, le « vieux » Marx et ses exégètes fondent le progrès humain sur un déterminisme à base essentiellement économique. Cette logique, poussée à son terme, s'incarne dans le stalinisme, qui soumet les hommes à la nécessité de l'industrialisation et du développement des forces productives par la planification, à travers le parti, dépositaire ultime de la connaissance des « lois de la dialectique ». Dans ce cas, si l'histoire ne correspond pas à la théorie, c'est qu'elle se trompe, et que les travailleurs ne sont pas encore parvenus à la pleine conscience de leurs intérêts.

Si au contraire l'activité des masses est un facteur historique autonome et créateur, le statut majoré du Parti n'a plus de raison d'être, et on lève le paradoxe selon lequel la bourgeoisie, tout en assurant le développement des forces productives jusqu'à un point encore inégalé dans les pays capitalistes, est qualifiée de « réactionnaire » (Cf. p ; 80 note 5 : « on ne peut sans plus faire correspondre la « progressivité » d'un régime à sa capacité de faire avancer les forces productives »).

Qu'est-ce qui a fait que le marxisme, en devenant idéologie, a accouché de la bureaucratie ? Certes, on peut évoquer le positivisme scientiste de l'époque, et sa foi illimitée dans la technique. Mais cela ne serait sûrement pas suffisant. Pas plus que ne serait réaliste une volonté de refonder le marxisme en prenant pour base les écrits du jeune Marx. Il ne s'agit pas de fournir une théorie – une de plus – de la dégénérescence du marxisme en une idéologie sclérosée qui n'existe plus que comme discours de justification des bureaucraties « populaires ». Ce qu'il faut, c'est élaborer une conception « qui puisse inspirer un développement infini, et, surtout, qui puisse animer et éclairer une activité effective » (p. 88). L'ambition originelle du marxisme était d'en appeler à l'action humaine pour « abolir l'état existant des choses ». Mais il faut bien remarquer qu'elle n'apprenait rien sur l'articulation entre la compréhension du monde et sa transformation. On a vu qu'à cette ambition originelle s'était greffé, et peu à peu substitué, un système totalisant prétendant mettre en évidence les « lois de la dialectique » à travers le développement des forces productives. Dès lors, le marxisme a cherché sa vérification dans la pratique, et a mis la praxis entre parenthèses : « L'idée de la vérification par « l'expérimentation ou la pratique industrielle » prend la place de ce que l'idée de praxis présuppose, à savoir que la réalité historique comme réalité de l'action des hommes est le seul lieu où les idées et les projets peuvent acquérir leur véritable signification » (p. 91). S'il ne s'agit plus de transformer le monde, mais de fournir la théorie vraie du changement social, la politique est ravalée au rang de technique, et doit être confiée à des techniciens : les théoriciens du Parti bureaucratique.

Le fondement philosophique de la déchéance

La dégénérescence du marxisme en complément de justification s'est nourrie de sa transformation par le Marx de la maturité en un système fermé. Cette dernière n'est que soumission à l'ordre établi car le fait que la totalité soit donnée à la théorie implique l'impossibilité de penser le futur autrement qu'à travers les catégories du passé, comme transformation linéaire de ce qui a existé, et non comme avenir à faire autant que se faisant. Par conséquent, la déchéance du marxisme marque un retour au contemplatif, puisque l'univers y est déjà donné, sans trou ni résidu.




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