Éditions du Seuil, Collection « La Couleur des idées », 1997, 465 pages. (Édition originale américaine : 1983).
La justice distributive consiste à déterminer comment les membres de la communauté se partagent les biens. Puisqu'il y a décision, même par l'intermédiaire de représentants élus, elle ne peut comme on l'a dit être abordée qu'au niveau de la communauté politique. Et l'appartenance à cette communauté est elle-même un bien : le droit de décider des modalités de la distribution des biens entre nous, et de bénéficier le cas échéant de la protection apportée par la communauté à ses membres. Mais c'est un bien particulier, le seul qui ne puisse faire l'objet d'une distribution entre les membres de la communauté, puisque tous en sont dotés par définition.
Il ne peut être distribué qu'aux étrangers, soit par la naturalisation des immigrants, soit par acquisition à la naissance. Créant des obligations durables à l'égard de ceux qui sont admis, il n'est pas assimilable à la simple aide ponctuelle qu'on peut apporter à un individu qui se trouverait en avoir besoin. C'est pourquoi la décision d'accorder la nationalité à certains groupes et pas à d'autres dépend de critères propres à chaque communauté politique.
Mais la communauté politique ne se voit pas. D'où la nécessité d'analyser par analogie la politique d'admission de communautés plus restreintes.
Le quartier est un ensemble qui ne se prononce pas sur l'admission des nouveaux membres, qui décident de s'y installer pour des raisons qui sont les leurs. Néanmoins, si le quartier ne sélectionne pas ses membres, c'est qu'il existe une solidarité (patriotisme) entre les membres du pays. L'ouverture des frontières nationales entraînerait une fermeture xénophobe du quartier, de même que les paroisses du XIXe siècle cherchaient à limiter l'aide sociale dont elles étaient chargées aux seuls résidents déjà installés.
Si l'État peut fixer des politiques d'admission, il ne saurait empêcher ses membres de le quitter. En ce sens, il s'apparente aux clubs, dont les membres cooptent les nouveaux adhérents, sans disposer de l'autorité pour les retenir.
Mais si les membres d'un club décident souverainement d'accueillir un nouvel arrivant, il arrive que les communautés politiques se sentent tenues de le faire pour certains étrangers « proches » (parents d'un citoyen, minorités ethniques expulsées d'un pays étranger…). Cela le rapproche de la famille, au sein de laquelle existe un tel devoir moral de prêter assistance à des personnes que l'on n'a pas choisies.
Le pays entretient donc des affinités avec les clubs ou la famille, à cette différence essentielle près que sa juridiction s'étend sur un territoire. Il est tenu de garantir à ses membres (les citoyens) le droit de résider à l'intérieur de ce territoire.
Mais des étrangers pourraient-ils prétendre à un tel droit, en vertu du devoir moral d'aide mutuelle envers ceux qui sont en difficulté ?
A la fin du XIXe siècle, le gouvernement australien souhaitait maintenir l'homogénéité de sa population en prétendant fermer l'immigration à des populations d'origine non européenne. Ce choix politique aurait-il pu être maintenu face à des populations en proie à la misère ? En supposant que l'espace est assez grand pour que les nouveaux arrivants ne détériorent pas le style de vie des citoyens, deux solutions sont moralement envisageables : accorder le droit de résidence sur le territoire, en renonçant à l'homogénéité de la population, ou donner la primauté à celle-ci en renonçant à certaines parties inexploitées du territoire, sur lesquelles les étrangers pourront établir leur propre État. Ce choix dépend de la signification de l'appartenance pour les citoyens, et du niveau des ressources qu'ils désirent se partager entre eux ou qu'ils sont prêts à « exporter » vers les étrangers.
Le devoir moral est renforcé si l'immigration n'est pas économique, mais politique. Les réfugiés seront d'autant mieux accueillis en tant que groupe qu'ils ont considérés comme « proches » ethniquement ou idéologiquement (e.g. les opposants au stalinisme après l'intervention soviétique en Hongrie).
D'autre part, les États libéraux accordent un droit d'asile à des individus qui sont déjà parvenus sur le territoire et qu'on ne peut expulser sans leur faire courir de risques. Mais ce droit est moins facilement accordé lorsque les requérants sont nombreux.
La résidence donne-t-elle droit à la citoyenneté ?
La cité d'Athènes, au milieu du Ve siècle av. J.C., vit sous le régime de la double endogamie : la citoyenneté s'acquiert à la naissance par le fait d'avoir ses deux parents athéniens. Il y a donc un grand nombre de résidents étrangers. Certains sont des esclaves, mais d'autres sont des travailleurs libres : les métèques. Il semble qu'à cette époque, contrairement à aujourd'hui, la citoyenneté soit un bien dont le partage était inenvisageable.
L'existence dans nos sociétés de tâches subalternes jugées indignes justifie le recours à une immigration de travail, conçue comme plus ou moins temporaire. Ceci consiste à maintenir une partie des résidents dans la précarité (faibles salaires, ségrégation spatiale et sexuelle, menace de renvoi dans leur pays), à les priver de tout droit civique. En un mot, les citoyens se comportent avec eux comme un peuple tyran, ce qui n'est pas admissible dans une démocratie libérale. Ce n'est pas le principe d'aide mutuelle qui s'applique, mais celui de justice. Ils doivent être considérés comme des citoyens potentiels, à qui est reconnu le droit de devenir membre s'ils le souhaitent de la communauté politique.
La politique d'immigration est une affaire à la fois de décision politique, pour garantir l'existence de « communautés de caractère » historiquement stables, et de contrainte morale (principe d'aide mutuelle).
Mais la naturalisation est entièrement contrainte par la justice : tous les résidents étrangers ou réfugiés doivent pouvoir accéder à la citoyenneté s'ils le souhaitent. L'appartenance à la communauté politique, au sein de laquelle sont prise les décisions de justice distributive, ne saurait être limitée pour une catégorie de sujets sous peine de tomber dans la tyrannie.