Éditions du Seuil, Collection « La Couleur des idées », 1997, 465 pages. (Édition originale américaine : 1983).
La critique marxienne, parlant de l'or comme d'un entremetteur universel, ne vise pas la monnaie elle-même, en tant qu'instrument des échanges, mais son universalité, le fait que tout peut s'acheter avec de l'argent.
Mais tout ne peut pas s'acheter. Certaines valeurs n'ont pas de prix.
La guerre de Sécession a été la première de l'histoire des États-Unis qui a reposé sur une conscription au niveau national. Mais une disposition stipulait qu'un individu pouvait s'y soustraire en payant 300 dollars pour avoir un remplaçant. Les vives critiques qui s'ensuivirent, accompagnées d'émeutes à New York, montrèrent que les Américains ne jugeaient pas acceptables que l'on puisse acheter le droit de ne pas risquer sa vie pour la patrie, et ce genre d'exemption n'a plus jamais été utilisé.
Dans la société américaine actuelle, certains biens ou activités ne peuvent pas faire l'objet d'un échange marchand : les êtres humains (esclavage) ; le pouvoir et l'influence politique (corruption) ; la justice pénale (avocats commis d'office) ; les libertés civiles ; le mariage et les droits de procréation ; le droit d'émigrer, une fois remplies ses obligations militaires ; les exemptions militaires ; les charges politiques ; les services publics de base (police, enseignement primaire…) ; les « échanges désespérés » (interdiction de demander moins que des règles minimales de salaire et de sécurité pour obtenir un emploi) ; les prix et les honneurs ; la grâce divine ; l'amour et l'amitié ; les activités criminelles.
L'argent permet d'acheter des marchandises. C'est le meilleur moyen pour que chacun puisse, grâce à ses efforts, choisir les marchandises qu'il désire, plutôt que d'autres qu'il désire moins.
Mais dans la société industrielle, la sphère marchande s'étend sur les autres. L'argent devient nécessaire pour se sentir intégré dans la société, en acquérant les signes de consommation de « l'Américain moyen ».
Pour que l'appartenance à la communauté ne dépende plus des marchandises possédées, on peut redistribuer les revenus, mais l'égalisation qui en résulte est sans cesse remise en question. L'égalité complexe vise à bloquer la monnaie dans sa sphère, où elle est éminemment utile, afin qu'elle ne remplace pas la signification des biens dans les autres sphères.
La réussite en affaire n'est pas une question de mérite : elle montre simplement qu'on a su répondre, dans des conditions économiques données, à une demande. L'entrepreneur n'aurait pas moins de mérite si son entreprise échouait. La réussite en affaire n'est pas mauvaise en soi, et le marché ne doit pas être supprimé, tant qu'il reste cantonné à sa propre sphère.
Le fondateur du grand magasin Macy's à New York avait connu de précédents échecs commerciaux, avant de rencontrer le succès. Cela lui rapporta la richesse, mais son mérite n'en fut pas changé. Les frères Strauss, qui lui succédèrent, utilisèrent le prestige que leur apportait leur fortune pour obtenir des charges politiques. Sans qu'ils fussent de méchants patrons ou de mauvais politiciens, ce mélange des sphères est problématique.
Certains, comme André Gorz, critiquent le marché car il favorise la production de bien individuels, limitant les occasions de rencontres et le pouvoir de décision des travailleurs sur la production. Pour autant, la collectivisation coercitive des consommations, et donc de la production, pourrait fort bien réduire la liberté de choix des consommateurs, dont certains peuvent préférer des biens collectifs et d'autres, des biens individuels. La diversité des besoins sera mieux satisfaite si les individus s'assemblent pour prendre des décisions politiques au niveau local (quartier, immeuble…) sur le type d'assistance collective qu'ils souhaitent, en laissant le marché, à l'intérieur de sa sphère propre, satisfaire leurs demandes.
De la même façon, la réduction des inégalités salariales ne passe pas par l'abolition du marché du travail car la signification qu'à le travail dans notre société s'oppose à ce qu'il soit assigné. Les inégalités ne viennent pas du marché lui-même, mais de considérations extérieures : hiérarchies de statuts, structures organisationnelles, relations de pouvoir.
Un système économique composé uniquement de coopératives aurait toutes les chances d'éliminer ces éléments extérieurs au marché, et l'on pourrait s'attendre à ce que la répartition des salaires, différente dans chaque entreprise en fonction des choix politiques des coopérateurs et de leur réussite sur le marché des biens, tende vers plus d'égalité.
La redistribution du type assistance sociale, entendue comme constitution d'un fonds collectif destiné à être partagé entre les citoyens, ne s'oppose pas au marché. Historiquement, elle lui est consubstantielle.
Par contre, la redistribution du pouvoir s'oppose à l'impérialisme du marché en établissant et en redéfinissant la frontière entre la sphère marchande et la sphère politique. Elle peut prendre trois formes : « d'abord du pouvoir du marché, comme dans la prohibition des échanges désespérés et la promotion des syndicats ; ensuite de l'argent directement, à travers le système fiscal ; en troisième lieu des droits de propriété et des implications de la propriété, comme dans l'établissement des procédures de doléances ou le contrôle coopératif des moyens de production » (p. 179).
Aux États-Unis aujourd'hui, le don ressortit entièrement à la sphère de l'argent : on ne peut donner que ce que l'on possède.
Au contraire, la Kula mélanésienne est un système de don bilatéral qui domine l'échange marchand. Elle ne concerne pas des marchandises, mais seulement des biens rituels réservés à cet usage. Bien que l'échange s'accompagne de marchandages, et que l'on s'attende à recevoir des biens équivalents à ceux qui sont offerts, il ne s'agit pas de commerce (gimwali). La réussite commerciale permet certes de faire des cadeaux plus prestigieux, mais on n'est pas libre de participer ou non à l'échange, ou d'échanger avec des étrangers. Les biens reçus doivent obligatoirement réintégrer le cycle de la Kula, et ne peuvent être thésaurisés.
Sous l'influence du droit féodal qui inscrivait la richesse à l'intérieur d'un lignage, les pays européens ont mis en place des restrictions à la liberté de disposer de ses biens par voie testamentaire, ou même de son vivant, afin de protéger les droits des héritiers. Ces dispositions soustraient en partie le don de la sphère de l'argent.
Si les États-Unis, plus individualistes, ne connaissent pas de telles limites, cela a une conséquence heureuse : la diminution de la part d'héritage reçue limite la transmission de fortunes énormes, que les héritiers, formés pour le pouvoir, pourraient utiliser à l'achat d'influence politique. Il y a ainsi un bornage des biens qui peuvent être transmis héréditairement.