Éditions du Seuil, Collection « La Couleur des idées », 1997, 465 pages. (Édition originale américaine : 1983).
Une charge publique (office) est « toute position à laquelle la communauté politique toute entière prend intérêt, en choisissant la personne qui l'occupe ou en réglementant les procédures par lesquelles elle est choisie » (p. 187). Une telle réglementation s'est d'abord imposée au sein de l'Église, pour lutter contre la simonie, puis elle s'est étendue au domaine de l'État au nom de la compétence et de l'efficacité, contre le « système des dépouilles » dans lequel l'accès aux charges était conditionné à l'appartenance au parti au pouvoir. De nos jours, la plupart des emplois font l'objet, à un niveau ou à un autre, d'une réglementation qui s'oppose au marché au nom de la justice : reconnaissance des qualifications professionnelles, codification du recrutement, affirmative action… Il s'agit de répondre au second principe de justice de Rawls (juste égalité des chances) : contre la monopolisation de l'attribution des emplois, il faut garantir qu'ils soient ouverts à toute personne en fonction de son talent.
L'égalité simple peut conduire dans deux directions opposées :
L'accès à une charge publique n'est jamais basé à strictement parler sur le mérite, mais sur la qualification. Un prix peut être mérité, car le jury ne s'attache qu'aux actions passées du récipiendaire. Un emploi ne peut pas l'être, car le comité de sélection s'attache au passé, mais aussi aux résultats prévisibles de l'impétrant. Ceux-ci sont toujours relatifs à des attentes qui peuvent évoluer, dont la détermination est de nature politique. Une méritocratie stricte nécessiterait une objectivation de ces attentes à travers la généralisation du concours comme unique processus de sélection à tous les emplois.
Ce qui s'en rapproche le plus était le système des concours pour entrer au service de l'État dans la Chine impériale. La préparation des concours était censée attirer les plus méritants dans les carrières publiques. Une liste officielle de soixante mérites utiles à l'État avait été dressée. Afin de garantir l'égalité des chances, les pouvoirs publics s'attachaient à développer l'enseignement scolaire et à lutter contre la fraude.
Mais dans la pratique aucun examen ne peut déceler un éventail aussi large de mérites, et les concours étaient essentiellement axés sur la maîtrise de la culture confucéenne. Le « mérite » testé était uniquement la capacité à passer des examens. Aussi bien la réussite ne donnait-elle pas directement accès à une charge publique. Les postes étaient attribués par une commission de sélection, seule procédure apte à déterminer quelle fonction particulière convient à tel individu qualifié particulier – mais toujours sur la base d'un jugement subjectif et politisé (sur les qualités attendues pour occuper ce poste)
Les comités de sélection font face à deux contraintes :
Un exemple de qualité non pertinente est l'existence de liens familiaux, amicaux, ou même ethniques avec le recruteur.
Pourtant, il serait inéquitable d'exclure du droit à se porter candidat des personnes qualifiées, indépendamment de cette proximité. Il peut même arriver que cette proximité soit un élément de la qualification, lorsque la charge implique la confiance de celui qui l'attribue ou qu'il faut parler une langue et maîtriser des coutumes particulières.
De même, lorsque l'appartenance à un groupe vaut disqualification surgit la revendication de postes réservés, au nom de l'équité.
Les inégalités entre groupes sont souvent mises en évidence par la faible proportion de leur membre accédant à des charges. Un système de quotas permettrait d'égaliser ces pourcentages, mais dans la mesure où l'inégalité résulte de décisions individuelles, le processus devrait nécessairement être réitéré en permanence, de façon coercitive. Or, ceci violerait le critère d'égale considération, puisque les autres citoyens n'auraient pas le droit de faire valoir leur qualification professionnelle pour ces postes.
Un tel système pourrait à la rigueur trouver sa justification s'il existait des frontières permanentes, clairement définies et régulièrement contrôlées entre les groupes, de sorte que les membres d'autres groupes puissent être considérés comme des étrangers. Mais ce n'est pas le cas aux Etats-Unis.
Un des arguments développés pour justifier la réservation de postes pour les Noirs américains est qu'il conviendrait de réparer le passé raciste et esclavagiste du pays, à cause duquel cette communauté ne pourrait fournir à ses membres le même soutien que les autres. La discrimination est alors annoncée comme temporaire, et Ronald Dworkin soutient qu'elle ne viole pas l'égale considération car ce critère ne s'applique pas à l'affectation de tel ou tel poste particulier, mais à la détermination des politiques publiques de redistribution, dont les avantages et inconvénients doivent être soigneusement pesés.
Cependant, compte tenu de la signification sociale de l'emploi dans nos sociétés, les charges ne sauraient être redistribués de la même manière que l'argent. La réparation serait mieux assurée par une redistribution sociale de type État-providence. Si cette politique de postes réservés s'est imposée malgré son caractère inéquitable, c'est pour deux raisons :
L'accès à une charge publique procure quatre sortes de récompenses. Chacune est susceptible de prendre trop d'extension, et doit être contrôlée.
La double revendication de contrôle communautaire sur les emplois publics et d'égalité des chances plaide pour un fonctionnariat généralisé, où tous les emplois seraient des charges publiques attribuées en fonction du mérite. On peut pourtant soutenir que certaines fonctions ne se prêtent pas par nature à un tel système de contrôle centralisé du recrutement, et l'égalité complexe consiste à reconnaître que d'autres qualités que d'autres sphères d'emplois peuvent exister, pour lesquels les qualités pertinentes ne seront pas seulement la qualification professionnelle.
Les activités commerciales et la petite industrie, par exemple, sont un secteur où les relations interpersonnelles et la confiance jouent un rôle important, à tel point que les petits entrepreneurs peuvent légitimement chercher à s'appuyer sur des liens familiaux ou ethniques.
Dans le cas hypothétique déjà évoqué où les entreprises seraient contrôlées par leurs travailleurs sur une base communale, le recrutement d'un nouveau salarié deviendrait une affaire politique, et il ne semble pas pertinent de limiter cette liberté.
Enfin, de nombreuses fonctions politiques au niveau local ne réclament pas un long apprentissage spécialisé. L'implication dans la vie publique et la confiance des chefs locaux des fractions au pouvoir constituent la compétence recherchée.