Éditions du Seuil, Collection « La Couleur des idées », 1997, 465 pages. (Édition originale américaine : 1983).
Une première définition du temps libre, à la suite de Veblen, consiste en une dépense ostentatoire de temps improductif. Mais à mesure qu'on se rapproche de l'égalité complexe, il devient plus difficile à la classe de loirs de trouver la domesticité nombreuse dont elle à besoin pour se maintenir.
Le loisir ne consiste pas à ne rien faire : Aristote y voit une activité qui est à elle-même sa propre fin, et Marx, assimilant le temps libre à l'activité libre, met l'accent sur l'absence de contrainte qui accompagne cette activité. Mais si tous les individus parviennent à s'affranchir de la nécessité, la question de la justice ne se pose plus.
Dans les conditions actuelles de la société, les loisirs sont encore essentiellement subordonnés à la cessation du travail.
Du point de vue de la production, le repos est une simple question d'efficacité : au-delà du temps physiologique et jusqu'à un certain point, le temps libre accroît la productivité. Si l'on s’intéresse maintenant à la justice, on ne saurait se satisfaire de l'égalité simple, dans laquelle tous les citoyens auraient le même temps hors travail. Il faut prendre en compte la signification sociale des vacances.
Nées dans les années 1870 de l'imitation bourgeoise de la retraite des nobles dans leur propriété à la campagne, les vacances ont, bien avant de se démocratiser, acquis une dimension essentiellement individuelle (ou familiale). Bien qu'elles soient aussi objets de conflits collectifs pour en négocier la durée, tous ne désirent pas partir aux mêmes endroits, avec le même type d'hébergement, etc. L'égalité complexe suppose de reconnaître cette diversité de choix individuels, tout en s'assurant qu'ils ne sont pas trop contraints par la sphère monétaire grâce au financement public de parcs naturels, de modes d'hébergement diversifiés…
Si l'idée de vacances ne s'applique qu'à nos sociétés contemporaines, une deuxième forme de repos est plus universel : il s'agit des fêtes légales.
A la différence des vacances, les fêtes légales ont une signification collective. Les fêtes chômées imposent tout un réseau d'obligations aux membres de la communauté, comme la distribution de nourriture aux pauvres afin qu'ils puissent participer au sabbat. Elles reposent sur la coercition, car le repos doit être imposé à tous pour devenir un droit pour chacun. Ainsi le sabbat s'étendait-il non seulement aux Juifs, mais aussi à leurs esclaves et aux étrangers installés en pays hébreux. Bien sûr, les étrangers ne pouvaient partager le sens moral de cette célébration, mais ce qui est important ici, c'est bien la signification de la fête légale pour la communauté politique. Ceci explique d'ailleurs que les révolutions ont toutes cherché à remplacer les anciennes fêtes légales par de nouvelles, conformes aux principes idéologiques du nouveau régime.
La justice ne peut fournir un critère absolu pour déterminer le volume de repos nécessaire et sa répartition entre vacances et célébrations collectives. Elle peut simplement appeler au respect de ce qui est jugé nécessaire dans chaque société.