Éditions du Seuil, Collection « La Couleur des idées », 1997, 465 pages. (Édition originale américaine : 1983).
Nous sommes habitués à considérer que l'amour et l'affection ne peuvent, par nature, pas être distribués selon des principes de justice. Pourtant, il existe bien des règles distributives au sein de la sphère familiale. Certains échanges sont prohibés (inceste, polygamie…) D'autres sont imposés (respect dû aux parents…) Au sein de la famille, l'affection n'est pas répartie de façon égalitaire, mais il reste que les membres de la famille se doivent bien quelque chose de plus que ce qu'ils doivent aux autres (« règle de l'altruisme prescriptif »).
Pour éviter le népotisme, par lequel les liens familiaux primeraient sur la citoyenneté, Platon imaginait dans La République que les gardiens de la cité, formant une classe héréditaire, devraient être séparés de leurs enfants dès leur naissance. Chacun ignorant l'identité particulière de ses parents, une solidarité généralisée serait ainsi créée entre eux par l'abolition de l'institution familiale.
La plupart d'entre nous, cependant, n'accepteraient pas une telle fraternité généralisée. Il faut respecter la frontière entre la famille et la communauté. A l'intérieur de cette frontière, la distribution de l'affection peut varier selon les individus, et l'intervention de l'État n'est justifiée que pour protéger certaines règles minimales (maltraitance…)
Dans la sphère de l'économie domestique ne s'échange pas seulement de l'affection, mais aussi du pouvoir. Le marché interfère dans ces relations.
La description que fait Engels de la situation des classes laborieuses en Angleterre en pleine Révolution industrielle insiste fortement sur les effets déstructurants de l'invasion de la sphère familiale par le marché. Les auteurs marxistes voient dans la famille bourgeoise la transformation de ses membres en simples marchandises, dont le contrôle est accaparé par le père ou le mari.
Mais dans le même temps, la lutte des syndicats a contribué à la formation de cette famille bourgeoise, en revendiquant des salaires masculins suffisants pour l'entretien de la famille. Les femmes ont ainsi pu être plus étroitement assignées aux activités domestiques et à l'éducation des enfants.
Une autre incursion de la sphère marchande dans les relations familiales s'est longtemps manifestée par le mariage, qui constituait une forme d'alliance patrimoniale entre deux familles dont les modalités étaient soigneusement discutées. Par le mariage, on n'échangeait pas seulement de l'amour, mais aussi un statut social, des relations et des obligations respectives. Aujourd'hui, par contre, l'amour romantique constitue le seul fondement de la distribution, et la famille n'a plus de légitimité pour intervenir dans le choix des conjoints.
Mais si le mariage résulte désormais d'un échange libre entre deux personnes, et n'est plus arrangé, il nécessite des institutions par lesquelles ces personnes peuvent se rencontrer. C'est le cas du bal, ou du rendez-vous, qui organisent la rencontre sur le mode du marché.
A partir du moment où l'amour physique est publiquement revendiqué comme un bien en soi, le choix d'un partenaire amoureux s'affranchit de toute contrainte extérieure. Mais la relation librement consentie entre les participants à l'échange amoureux est nécessairement précaire. La constitution d'une famille, avec les contraintes qui l'accompagnent (reconnaissance publique du mariage, éducation des enfants…), vient encadrer cette absolue liberté du commerce amoureux.
De même qu'il faut protéger la famille des autres sphères sociales, il convient d'empêcher ses interventions illégitimes sur la société. Elle peut en effet favoriser injustement ses membres (népotisme), mais aussi à l'inverse en défavoriser d'autres. C'est le cas des femmes, dont l'oppression résulte précisément du fait qu'on a prétendu limiter leur accès au pouvoir dans la société au nom de leur position considérée comme dominée dans la famille.