Éditions du Seuil, Collection « La Couleur des idées », 1997, 465 pages. (Édition originale américaine : 1983).
L'école est toujours un instrument de reproduction sociale, mais pas seulement, ainsi qu'en témoigne ses liens avec la critique sociale. Elle constitue une sphère relativement autonome de distribution des biens. Cette autonomie est renforcée par l'existence d'un corps spécialisé d'enseignants, chargés de médiatiser les savoirs en fonction d'objectifs propres à l'institution, en partie distincts de ceux de la société globale
Les Aztèques avaient un double système d'éducation : alors que les fils de l'élite recevaient une formation intellectuelle poussée dans des écoles spéciales, sous la responsabilité de maîtres spécialisés, les jeunes garçons de la plèbe étaient éduqués au maniement des armes et aux savoirs pratiques dans la « maison des jeunes hommes » par des citoyens ordinaires. Quant aux jeunes filles, elles n'allaient tout simplement pas à l'école, et étaient éduquées par leur famille. Dans ces deux derniers cas, on ne peut pas véritablement parler d'un processus d'éducation autonome.
Au contraire de cette dichotomie entre instruction médiatisée pour l'élite et instruction directe pour les autres, les sociétés démocratiques ont tendance à adopter une scolarité de base identique pour tous.
Un vieux conte narre l'histoire de Hillel qui, trop pauvre pour payer les droits d'inscription, monta sur le toit de l'école pour suivre le cours par la lucarne. Exténué, il s'endormit là et fut recouvert par la neige pendant la nuit. Découvert le lendemain, il fut aussitôt admis comme élève.
Comme dans cette fable, enseignants et élèves forment dans l'idéal une communauté scolaire obéissant à ses propres objectifs. L'enseignement de base vise, non à préparer chacun à la place qui doit être la sienne dans la hiérarchie sociale, mais à fournir aux élèves les outils nécessaires pour exercer leur future citoyenneté. Si elle remplit parfaitement sa mission, elle ne doit pas garantir l'égalité des chances, mais bien l'égalité des résultats.
Après la Seconde Guerre mondiale, la puissance du syndicat des enseignants japonais offrit à l'école une autonomie importante. Plusieurs éléments attestent du caractère démocratique de cet enseignement, comme l'ensemble de différenciation interne aux étapes initiales du processus d'éducation, le recours au tutorat pour procurer des récompenses aux meilleurs élèves sans stigmatiser les plus faibles, un niveau d'exigences élevé ou la participation de tous aux tâches d'entretien de l'école, favorisant la coopération entre membres d'une même communauté.
Au-delà de l'éducation de base, dont l'étendue dépend de considérations politiques, il n'y a pas un devoir moral d'assurer à tous ceux qui le souhaitent la possibilité d'étudier tant qu'ils en ont envie. La formation professionnelle ou l'université proposent nécessairement un nombre limité de places, en fonction des ressources que la collectivité est prête à leur accorder et des besoins de la société en professionnels.
Seule l'égale considération est due aux candidats. La sélection ne viole pas l'égalité, à condition que les études spécialisées ne soient pas le seul moyen d'accéder à une carrière.
Georges Orwell, faisant le récit de sa scolarité dans une école préparatoire anglaise des années 1910, met l'accent sur un paradoxe. Fréquentée par les enfants de la grande bourgeoisie, elle devait leur assurer les meilleures chances d'accès aux établissements prestigieux ouvrant les carrières des affaires et de la haute fonction publique. La préparation consistait essentiellement en un bachotage intensif. Mais cette école privée devait aussi attirer les familles en leur présentant des succès académiques, que l'argent seul ne peut acheter. Elle finançait donc les études d'élèves brillants issus de milieux moins favorisés, comme Orwell lui-même, mais en leur faisant sentir par de multiples brimades quotidiennes leur infériorité. Une éducation supérieure réservée uniquement à certaines classes de citoyens serait tyrannique.
Dans la mesure où l'instruction primaire est obligatoire, elle est coercitive. Mais ce qui s'apparente à une conscription s'effectue dans l'intérêt de l'élève, elle est centrée sur ses besoins en tant que futur citoyen. Ceci rend illégitimes certains principes de regroupement des élèves entre eux.
Si les programmes de chèques-éducation mis en place dans un souci de pluralisme éducatif aux Etats-Unis peuvent éventuellement se justifier dans l'enseignement spécialisé, qui est une question de choix des élèves, il n'en va pas de même pour l'éducation de base. En effet, en adoptant un modèle d'association fondé sur le marché, ils ont pour résultat de limiter la diversité sociale, religieuse, culturelle ou ethnique à laquelle sont soumis les élèves.
Le regroupement des élèves doués au sein des mêmes classes peut obéir à la double volonté de leur assurer les « bonnes » fréquentations et d'opérer une sorte de présélection professionnelle des éléments les plus brillants dont la nation a besoin. Mais l'éducation de base ne doit former que des citoyens, et ne procurer aucun autre avantage à ceux qui la fréquentent.
Le busing fut mis en place dans certaines communes des Etats-Unis durant les années 70 pour lutter contre les effets de la ségrégation urbaine. Il a fait l'objet de deux séries de critiques :
En principe, on l'a vu précédemment, le voisinage n'opère pas de sélection à l'entrée ; Néanmoins, en pratique, la sélection s'opère quand même par des voies détournées, et les écoles de voisinage sont aujourd'hui le reflet de cette endogamie. Néanmoins, le principe ne doit pas en être abandonné car c'est celui qui permet le mieux à une école démocratique de jouer son rôle d'intermédiaire entre la transmission simple par la famille et la toute-puissance de l'État. S'il revient à celui-ci d'imposer un cadre commun (programmes…), le niveau local est celui qui permet les délibérations politiques les plus intenses et les plus concrètes sur la façon dont la communauté entend organiser la répartition des biens éducatifs en son sein.